• ROSE 46

     

     

                                       MENACES DE GUERRE

     

    — Tu as lu les nouvelles ? dit Mona Aoun, en tendant le journal. Ça va de mal en pis !

    Rose, que l'actualité ne tracasse pas outre mesure — elle a suffisamment de problèmes personnels pour ne pas, en plus, s'investir dans ceux de la nation  —,  jette un coup d'œil distrait.

                — Oh, moi, tu sais… Depuis que j'habite Zouk, je ne suis plus au courant de rien.

    — C'est un tort, nous vivons des moments historiques. Tous les pays arabes se liguent contre Israël. La guerre est à nos portes. 

    La guerre ? Tu exagères !

    Absolument pas. Écoute la radio, tu auras froid dans le dos.

    Joignant le geste à la parole, elle allume le petit transistor dont Rose ne se sert jamais, pour la bonne raison qu'il ne capte pas de stations en français. Des éructations d'une violence effarante s'en échappent.

    Tue ! Tue ! Éventre ! L'ennemi de notre peuple doit mourir ! traduit Mona Aoun.

    Hein ? souffle Rose. C'est quoi, ces horreurs ?

    — Ces horreurs, comme tu dis, sont du conditionnement. Il faut motiver les gens, tu comprends ? Les préparer à aller se battre. Du coup, tous les programmes sont remplacés par des chants guerriers et des appels au meurtre, histoire de faire monter la tension.

    Rose n'en revient pas.

    On croit rêver, commente-t-elle.

    — Cauchemarder, plutôt, rectifie Mona Aoun. Et, un conseil, fonce à l'épicerie : si tu attends trop longtemps, il ne restera plus rien de comestible.

    Ces recommandations ravivent, chez Rose, des souvenirs enfouis. Pas les siens, en fait, ceux de Suzanne Vermeer. Que de fois celle-ci a évoqué, devant sa fille née après l'Armistice, les difficultés de vivre pendant l'occupation. Privations, tickets de rationnement, attentes interminables devant les magasins d'alimentation, farine coupée au plâtre, marché noir, etc. Pour se conclure inévitablement par ce leitmotiv : « Vingt kilos, j'avais perdu, tu te rends compte ? J'étais devenue squelettique. »

    Tu penses vraiment ? interroge Rose d'une voix incertaine.

    — Je ne pense pas, je suis sûre. Quand j'y suis passée, ce matin, il n'y avait déjà quasiment plus de sucre. File, je garde tes gosses. Et ne lésine pas sur les quantités, hein ! Simple question de prévoyance.

    Rose ne se le fait pas répéter et, sur place, constate de visu le bien-fondé de la recommandation. Une tornade semble s'être abattue sur les rayonnages, d'ordinaire bien garnis, de la boutique. Plus un seul paquet de pâtes ou de riz. Le niveau des barriques de haricots secs, pois chiches et autres légumineuses a tellement baissé qu'on en voit le fond. Quant au lait en poudre, au pain, au fromage, on n'en détecte plus la moindre trace. À part des cornichons, des légumes en saumure et quelques pâtisseries rances où s'agglutinent les mouches, tout a été dévalisé.

    Rose en est quitte pour ramener trois tomates blettes, des oignons, et un demi-kilo de fèves échappées au désastre.

              — Téléphone à ton mari pour qu'il t'apporte des provisions de Beyrouth, la presse Mona Aoun.   

              Gagnée par la névrose ambiante, Rose obtempère. Et se fait envoyer sur les roses.

    — Si tu t'imagines que j'ai le temps, râle Amir. Débrouille-toi avec tes courses.

    — Mais c'est la guerre, proteste-t-elle. On va manquer de réserves.

    C'est quoi encore, ce délire ?

    Je te jure : ici, l'épicerie est vide, archivide.

    En ronchonnant, il promet de passer au souk avant de rentrer, et raccroche.

    — Ah, les hommes… soupire Mona Aoun qui a suivi la conversation. On ne peut jamais compter sur eux : ce sont des karaköz *, tous autant qu'ils sont ! Heureusement que nous, les femmes, avons les pieds sur terre, sans quoi…

    D'un doigt maternel, elle relève le menton de Rose et, la fixant droit dans les yeux :

    — N'aie crainte, moi, j'ai pris mes précautions. Et mon garde-manger sera toujours à ta disposition et à celle de tes enfants. Vous ne manquerez de rien, je m'y engage… Qu'est-ce qu'on dit à sa Nana ?

    Et, d'un geste mutin, elle lui plaque un bisou sur le bout du nez.

     

     

                                                * Karaköz : polichinelle, bouffon

     

     

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  • Commentaires

    1
    Samedi 15 Février 2014 à 11:43
    Ryko
    Rien à dire qui puisse couvrir les grondements. Je suis là, aujourd'hui, en paix. J'attends.
    2
    Samedi 15 Février 2014 à 12:35
    Gudule
    En paix... quel joli mot !
    3
    Samedi 15 Février 2014 à 14:10
    Castor tillon
    J'en connais un qui va manger cent grammes de trous de gruyère entre deux tranches de vide.
    4
    Samedi 15 Février 2014 à 14:17
    Gudule
    Dans un pays en guerre, c'est un régime courant !
    5
    Samedi 15 Février 2014 à 15:10
    Annie GH
    Souvenirs, souvenirs ! Le mot rationnement n'était pas choisi par hasard !!! Avant sa mort, ma mère m'a donné les derniers tickets de rationnement établis à mon nom qu'elle avait gardés comme des reliques !
    6
    Samedi 15 Février 2014 à 16:54
    Mêo
    A la moindre rumeur les gens se précipitent pour créer une pénurie. Mais là, il s'agit d'une vraie menace. Aïe aïe, il ne va plus rien trouver au souk ?
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    7
    Mardi 25 Février 2014 à 12:19
    Gudule
    La sincérité n'est sans doute qu'un fantasme. Quand on est sincère avec soi-même, on ne l'est pas forcément avec les autres et vice-versa.
    8
    Pata l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:28
    Pata															l
    Étrange Mona... Qui semble se frayer un conduit vers le cœur de Rose, a force de prévenance et d'attentions.

    Espérons qu'elle soit bien juste et sincère dans ces démarches qu'elle a envers celle qui, il n'y a pas si longtemps, était une inconnue.
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