• ROSE 40

     

     

                                       RACHAD, LE RETOUR

     

    Un samedi matin, on frappe à la porte. Rose va ouvrir.

    — Oh, Rachad ! Que je suis contente !

    Elle lui saute au cou, le fait entrer.

    — Amir n'est pas là ? s'étonne-t-il.

    — Il dort encore. En ce moment, il répète quasiment jour et nuit. Tu veux que je le réveille ?

    — Surtout pas, je passais juste vous faire un petit coucou…

            Il a un pauvre sourire.

    — Je peux m'asseoir ?

    — Cette question ! Tu veux du café ? Il est encore chaud.

    Sans attendre la réponse, elle le sert, tout en le bombardant de questions :

    — Comment va Omane ? Et la petite ? Et toi ? Tu as bien mauvaise mine… Ce n'est pas la forme, hein ? Pourquoi vous nous fuyez ?

    Sous l'avalanche, Rachad courbe l'échine sans rien dire.

    — J'aimerais tellement voir Nadège, poursuit Rose, volubile pour deux. Vingt fois, j'ai essayé d'aller chez vous, de vous appeler. Je veux bien croire qu'après le choc qu'elle a subi, ta femme ait besoin de solitude, mais quand même, ce n'est pas une raison pour nous rejeter à ce point-là. On vous aime, nous. Vous nous manquez. Moi, sans Omane, je suis orpheline.

    D'un geste las, Rachad l'arrête.

    — Je sais tout cela, Rose. Et j'en souffre plus que tu ne l’imagines. Mais je ne peux rien y faire. J'ai essayé, tu penses ! J'ai raisonné, discuté, discouru… Autant m'adresser à un mur.

    Il avale une gorgée de café, se brûle. Repose la tasse.

    — Chaque jour, Omane se replie davantage sur elle-même. Elle n'existe plus que pour Nadège. Nadège, Nadège, Nadège. L'univers se résume à sa fille, point. Même moi, je suis un étranger — donc, un ennemi. C'est à peine si elle tolère ma présence.

    — Oh là là, souffle Rose, effarée. Elle… elle est en train de devenir folle ?

    — Folle n'est pas le mot, disons qu'elle s'éloigne. Se retranche dans son monde à elle. Elle a toujours vécu en-dehors de la réalité. Sa tente, ses costumes, ses parents, notre histoire… Tout était embelli, théâtralisé, réinventé pour devenir une sorte de spectacle permanent, et...

    — Elle se faisait du cinéma, quoi !

    — En quelque sorte.

    — Bon… mais il me plaisait bien, à moi, son film.

    — À moi aussi, il me plaisait, et pas qu’un peu ! Le problème, c'est que là, elle en est prisonnière.

    Un silence. Rose médite. Rachad boit. Le silence se prolonge, brusquement interrompu par un vagissement.

    — Ah, c'est l'heure de la tétée, constate Rose.

    Au même instant, surgissant du jardin, Grégoire annonce :

    — O'ivier pleure, maman !

    — J'ai entendu, mon chéri.

    — Il a bobo ?

    — Non, rassure-toi, il réclame juste son repas.

    Tandis qu'elle court chercher le bébé affamé avant qu'il ne perturbe le sommeil de son père, l'oncle et le neveu restent en tête-à-tête. Moment privilégié, s'il faut en croire le tableau qui s'offre à Rose lorsqu'elle redescend. L'un sur les genoux de l'autre, ils se chuchotent à l'oreille.

    — Je peux emmener ton fils au marché ? demande Rachad, comme elle se réinstalle auprès d'eux.

    — Évidemment !

    Puis, s'adressant à Olivier, elle bêtifie :

    — Fais une risette à tonton Rachad, mon trésor.

    Comme s'il avait compris (!), le nourrisson gratifie son oncle d'un de ces fameux sourire dont il a le secret. Stupéfaction de ce dernier :

    — Il m'a souri. 

    — Ben.. ouais, s'étonne Rose. Tous les bébés sourient ! Pas Nadège ?

    — Non, jamais.

    — Elle pleure tout le temps ?

    — Non plus.

    — Que fait-elle, alors ?

    — Rien. Elle nous fixe sans ciller, avec ses yeux tout noirs dans son petit visage maigre. Des yeux d'oiseau, perçants et durs. On dirait qu'elle nous juge.

    — Et… à sa mère, elle ne sourit pas non plus ? Tu en es sûr ?

    — Omane me l'aurait dit. Chaque progrès de sa fille est une victoire.

             Rose respire un grand coup, histoire d'évacuer la tension qui l'oppresse.

    — Ça viendra un peu plus tard, assure-t-elle, avec une conviction qui sonne faux. Les enfants n'évoluent pas tous au même rythme.

    Haussement d'épaules accablé de Rachad.

    — Les enfants normaux...

    Un glaçon dans le dos, Rose suggère :

    — Vous devriez vite aller au marché, avant qu'ils remballent.

    — Tu as raison, soupire Rachad. On y va, bonhomme ?

     

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 9 Février 2014 à 12:51
    Annie GH
    Oui, c'est glaçant une telle épreuve… On se demande comment soutenir et on se sent impuissant… Mais Rose est généreuse, elle va avoir une idée…
    2
    Lundi 10 Février 2014 à 10:10
    Ryko
    Dans "Où on va, Papa ?" Jean-Louis Fournier disait de ses deux enfants lourdement handicapés, il ne sont pas "anormaux", ils sont "pas comme les autre". Et de décrire tous les défauts des autres que les siens n'auront pas.
    Rachad tente une évasion avec un fils de substitution. Je le comprends.
    Depuis quelques temps j'ai compris que l'histoire de Rose est à l'image de la vie du plus grand nombre. Un cocktail. Une page de bonheur, une page d'amertume. Ce qui rend la première plus difficile à avaler. Ce qui aide à avaler la suivante.
    3
    Lundi 10 Février 2014 à 10:15
    Annie GH
    J'aime bien le comm de Ryko
    4
    Lundi 10 Février 2014 à 11:59
    Gudule
    Moi aussi !
    5
    Pata l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:28
    Pata															l
    Le regard contemplatif d'un enfant est peut-être le plus impitoyable des reflets pour celui qui s'y mire...

    Peut-être est-ce du à cette sensation de décalage et de frontière entre l'immensité de l'"anormal" et ce qu'on connait, nous de la vie... Et puis y'a toujours à cette bonne vieille culpabilité judéo-chrétienne aussi, ne l'oublions pas !
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    6
    Pata l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:28
    Pata															l
    Bref oui, rien n'est plus tragique qu'un contact déjà brouillé, dès la naissance :(
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