• ROSE 3

     

     

                                                           LES OURSINS

     

     

             La route reliant Jounieh à Beyrouth longe la mer sur une trentaine de kilomètres. C'est là que se trouvent les "bons plans" d'Amir et Rachad qui connaissent les reliefs de la côte comme leur poche.

             Un simple regard suffit pour que les deux frères se comprennent. La voiture, conduite par Rachad, ralentit, se range sur le bas-côté. Amir en jaillit, se penche au bord du précipice, fait demi-tour en hochant la tête.

    C'est pris !

    Deux kilomètres plus loin, rebelote. Et le rituel se poursuit, immuable, jusqu'à ce qu'enfin :

    — Ah, ici, c'est libre ; gare-toi. Passez-moi les paniers, les filles ! Grégoire, tu viens sur mes épaules ?

    Commence alors une périlleuse descente sur les petits sentiers de chèvres, en contrebas. Rose et Omane s'aident l'une l'autre, tandis que les hommes, chargés comme des bourricots, transportent parasol, serviettes et repas — plus la chaise longue d'Omane que sa grossesse alourdit à vue d'œil et qui ménage son dos.

    — Quand je pense qu'après, il faudra remonter, soupire Rose, en nage.

    — Chaque chose en son temps, rétorque sagement Omane. Ne gâche pas ton plaisir à l'avance.

             Cahin-caha, elles atteignent l'anse rocheuse que leurs maris, plus rapides, ont déjà investie.

    Grégoire, quant à lui, n'a pas perdu de temps : débarrassé de ses tongs, il court en direction de la frange d'écume blanchâtre qui lèche les galets.

    —Ne tombe pas, hein ! lui recommande sa mère. Et regarde bien où tu mets les pieds !

    Omane s'installe sur la chaise longue, à l'ombre du parasol. Pour elle, point de maillot mais une ample tunique blanche qui laisse deviner son corps sculptural, par transparence. Elle ferme les yeux. N'y est plus pour personne, repliée sur son bonheur comme un huître sur sa perle.

    — Le premier qui ramène des oursins a gagné ! crie Rachad, envoyant valdinguer son T-shirt et ses jeans.

    — Des-our-sins, des-our-sins, scande Rose. Quelqu’un  a pensé à prendre les ciseaux ? 

                   Elle a lu quelque part que l'iode contenu dans les fruits de mer était souverain pour les fœtus. Cela leur évite, précisait l'article, tout problème de thyroïde futur. Elle s'en gave donc avec acharnement, dimanche après dimanche, bien que la pratique consistant à découper l'animal tout vif pour absorber sa chair arrosée de citron lui semble de la dernière barbarie. Sans compter que cette crème orangée et puante la révulse. Mais l'amour maternel ne s'encombre ni de dégoûts, ni de scrupules. « Pour le bébé », pense-t-elle en se bouchant le nez. Et, en dépit des haut-le-cœur qui lui pétrifient l'œsophage, elle avale bravement l'horrible panacée.

                 Sans perdre de vue Grégoire qui barbote dans les flaques, Rose se déshabille. Le bikini révèle avec impudeur son petit ventre replet, ses seins gonflés débordant généreusement du soutien-gorge. Une chance qu'elle soit en famille, sans quoi, jamais elle n'oserait se montrer dans cette tenue.

                 En se tordant les chevilles sur les galets, elle rejoint son fils, lui retire ses vêtements, pénètre avec lui dans le flot limpide.

    Bras, maman ! réclame-t-il, un peu inquiet.

                 Elle le soulève, avance encore. Le niveau de l'eau atteint ses genoux, ses cuisses, ses hanches. Alors, elle plie les jambes et s'immerge jusqu'au cou, à la grande joie-terreur de Grégoire qui s'agrippe à elle avec un rire tremblant.

                 — Frappe les vagues, recommande-t-elle. Tu verras comme c'est amusant.

                 Il s'exécute, y prend vite goût. Sous ses petites paumes explosent de grandes gerbes liquides qui scintillent au soleil.

    Paf, paf, crie-t-il, ravi de sa performance.

    Eh, doucement, proteste Rose.

    Il s'en est fallu de peu que, dans sa frénésie, il ne les fasse chavirer tous deux.

    Regarde qui voilà !

    A quelques mètres, Amir vient de surgir des profondeurs marines, exhibant fièrement, dans la nasse de fil de fer prévue à cet effet, trois magnifiques oursins d'un mauve presque fuschia.

    À table, habibté* !

    Le cœur au bord des lèvres, Rose contemple la provende. « Beurk », pense-t-elle, avant d'applaudir stoïquement :

    Tu n'en as jamais pêché d'aussi gros !

    J'ai trouvé une mine. J'y retourne.

                 Il dépose ses trophées sur la roche et replonge. En soupirant, Rose gagne la rive, installe Grégoire près d'Omane qui somnole, puis part à la recherche des ciseaux. Consciente d'être héroïque. Et même un tantinet stupide.

                     

                                                                 *Habibté : chérie

     

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 3 Janvier 2014 à 12:35
    Ryko
    Pauvres oursins.
    Quoi ? Que veux-tu que je dise ? Que j'attends la suite avec impatience,alors que je me suis déjà permis trois épisodes de retard ?
    Disons que je continuerai à me délecter de ton style à la première occase.
    PS. Faudra penser à mettre un N à "valdiguer" (Ligne : Le premier qui ramène des oursins...)
    2
    Vendredi 3 Janvier 2014 à 13:37
    Gudule
    Corrigé ! Merci Ryko !
    3
    Vendredi 3 Janvier 2014 à 20:00
    Mêo
    Moi c'est au Gabon que ton récit m'a emmené. Déguster les oursins à même les rochers. Décidément, j'ai encore faim à te lire. Mais ça va être une triste soupe sans piquant, zutalors :-)
    4
    Vendredi 3 Janvier 2014 à 21:03
    Gudule
    Sans piquants ? Pas sûr...
    5
    Vendredi 3 Janvier 2014 à 21:05
    Gudule
    C'est chouette, les filles, ce petit périple : Liban-Bretagne-Gabon ! Décidément, le voyage est dans nos têtes et dans nos souvenirs...
    6
    GH
    Vendredi 3 Janvier 2014 à 22:04
    GH
    Enfant, nous allions à Fouras, en Charente, et nous nous régalions d'huîtres sauvages ramassées à même le rocher…
    7
    Vendredi 3 Janvier 2014 à 22:51
    Ryko
    Ben moi, j'ai mangé des fish and chips en Cornouaille, des "têtes de nègre" en Allemagne, des calamars en Toscane, des noix fraîche à Luc en Diois et rien en Suisse parce que c'était trop cher. Comment ça, "tout le monde s'en fout" ?
    Ah si ! J'ai mangé du fouage des Zouzous dans un arrière-pays, et ça... même Marco Polo, Bougainville, Jame Cook ou le capitaine Haddock n'y ont pas eu droit. Bisque bisque.
    8
    Samedi 4 Janvier 2014 à 02:55
    Castor tillon
    J'ai mangé des oursins une fois, et j'ai trouvé ça plutôt rude. Chez nous, il n'y a que mon père qui s'en régalait. Une autre fois, en Corse, c'est mon genou qui y a goûté. Qui a dégusté, devrais-je dire. Ces fichus piquants se brisent comme du verre à ras de la plaie, et on ne peut plus les extraire. Outch outch outch.
    9
    Samedi 4 Janvier 2014 à 04:01
    Gudule
    Ryko, on dirait le tour de France d'Astérix et Obélix !
    10
    Samedi 4 Janvier 2014 à 04:03
    Gudule
    Castor, pour te réconcilier avec les oursins, je te conseille le tarama d'oursin qu'on trouve dans certains monoprix. Y a pas de piquants, et c'est délicieux !
    11
    Pata l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:29
    Pata															l
    Voyage... Et découverte : l'instinct maternel peut parfois se nicher aussi dans les oursins !

    Et la Bretagne peut parfois ressembler au Liban... (Oui, ton récit m'a fait partir, flash-back, et me souvenir d'une petite crique aux environs de Quibron ou j'ai expérimenté cette ambiance de Pique-nique où il est déconseillé de trop manger et boire, si l'on veut remonter !)
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