• ROSE 155

     

     

    LES BONS AMIS

     

    À la longue, Rose finit par connaître tous les habitués. Et par s'attacher à certains d'entre eux, qu'elle en vient bien vite à considérer comme des amis. Isaac, par exemple…

    Isaac, c'est le sosie d'Omar Sharif avec vingt ans de plus. Plombier de son état, il fut — et s'en flatte — le tout premier client des Bons Amis. Mme Irène, que Rose soupçonne d'avoir un petit faible pour lui, ne se lasse pas d'évoquer leur rencontre :

    — Il est entré, ce vieux provo, je venais tout juste d'ouvrir. J'étais dans mes petits souliers, évidemment ! Il s'est accoudé au zinc, nous a regardés, Béchir et moi, et a gueulé : « Shalom, les Arabes ! » Alors moi, du tac au tac — vous me connaissez, je n'ai pas ma langue dans ma poche — : « Salaam, le Juif ! ». Tu t'en souviens, Isaac ? Qu'est-ce qu'on a rigolé. 

    — Tu parles : c'était quasiment le même mot. Faudrait leur faire comprendre, à ces cons de militaires : quand on emploie le même mot pour dire bonjour, c'est qu'on est frères.

    Il y a aussi Manu. Ah, Manu…

    Il (enfin, elle) est transsexuel(le). Un ancien gendarme devenu officiellement femme, qui exhibe à tout bout de champ sa carte d'identité pour prouver qu'en dépit des apparences, c'est mademoiselle et non monsieur qu'il faut l'appeler — nonobstant une carrure impressionnante, une voix de basson, et un bleuissement suspect des joues, en fin de journée.

    En revanche, Manu a un cœur de midinette. Elle s'enflamme chaque semaine pour un nouveau galant. Rose à qui, entre deux Kirs, elle confie ses espoirs et ses déceptions — celles-ci succédant toujours à ceux-là —, l'exhorte à la patience.

    — L'amour vous tombe toujours dessus au moment où on s'y attend le moins, assure-t-elle, forte de sa propre expérience.

    Comme, en dépit de ce bel optimisme, l'âme sœur tarde à se présenter, Manu comble son vide affectif en recueillant les chiens et les chats errants — ainsi, d'ailleurs, que les hamsters, souris blanches, canaris, etc, dont leurs propriétaires veulent se débarrasser.

    — Mon studio est une véritable arche de Noé, se plaît-elle à déclarer. Il ne m'y manque qu'un cochon.

    Et, ce disant, elle lance des œillades appuyées aux routiers de passage (qui se gardent bien de relever l'allusion).

    Il y a également le gros François, garçon boucher à La Villette, la vieille Zabelle, qui s'en va toujours sans payer, Fathia et Wadiah, les sœurs maghrébines aux mains rouges de henné, et Gaël…

    Ça, Gaël, c'est toute une histoire !

    Un après-midi, Mme Irène ayant accompagné Béchir à l'hôpital pour des examens, Rose était seule dans le troquet désert. Le dos au comptoir, elle alignait ses verres le long de l'étagère quand la porte s'est ouverte sur un tonitruant :

    Salut, la compagnie !

    Bonjour, a-t-elle répondu sans retourner.

    Quelque trente secondes plus tard, ayant achevé son rangement:

    — Qu'est-ce que je vous sers, mons… ?

    Personne.

    En revanche, une voix jaillie de nulle part :

    Un demi, s'il vous plaît !

    Or, ce jour-là, Rose était d'une humeur massacrante.

    — C'est quoi, ce gag ? a-t-elle grogné. Si vous me faites une blague, je vous préviens, elle n'est pas drôle.

    Furieuse, elle s'est penchée par-dessus le comptoir… pour se retrouver nez à nez avec un nain. On imagine sans peine sa confusion.

    Oh… je… je… désolée… je ne vous avais pas vu.

    Et lui, royal :

             — J'accepte vos excuses, à condition que vous trinquiez avec moi.

    Ainsi se sont-ils retrouvés assis à la même table, lui devant sa bière, elle devant un café.

    Une demi-heure après, elle savait tout de lui : qu'il s'appelait Gaël, était originaire du sud de la Bretagne, travaillait au tri postal et pratiquait, à haute dose, l'autodérision.

    Comme, par exemple, lors de cette explication très personnelle de son handicap :

    — Ma mère ne voulait pas d'enfant. Quand elle a découvert qu'elle était enceinte, elle est allée chez une rebouteuse qui lui a fait des passes magnétiques. Au bout d'une heure de simagrées et de prières, la bonne femme lui a affirmé : «Ton bébé est parti ». Manque de bol, il en restait la moitié : moi.

    De l'humour noir, ça s'appelle. Rose a ri, par politesse. Pour ne pas le vexer une seconde fois. Mais en réalité, elle trouvait ça plus poignant que drôle.

             Depuis, ils sont copains.

     

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  • Commentaires

    1
    Mardi 3 Juin 2014 à 22:58
    Mêo
    Croustillante, la galerie de portraits. J'ai un faible pour Manu, j'en ai un(e) aussi.
    2
    Mardi 3 Juin 2014 à 23:33
    Annie GH
    Tout un petit monde parisien quasiment disparu…
    3
    Mercredi 4 Juin 2014 à 06:24
    Jeanne-a Debats
    ouf j'ai rattrapé mon retard dû aux imaginales, mais l'aventure continue, hein ?! je regrette pas :)
    4
    Mercredi 4 Juin 2014 à 07:12
    Gudule
    On arrive bientôt au bout, malheureusement. Et il n'y aura sans doute pas de tome 6. A moins que la grâce de dieu me frappe d'ici là, ce dont je doute (y a 60 ans qu'on est fâchées, cette entité malfaisante et moi).
    5
    Mercredi 4 Juin 2014 à 11:14
    Tororo
    Que la grâce de Dieu me patafiole! Ça ne va pas s 'arrêter sur un cliffhanger?
    6
    Mercredi 4 Juin 2014 à 13:01
    Gudule
    s'arrêter de QUOI ?
    7
    Jeudi 5 Juin 2014 à 01:25
    Castor tillon
    Un cliff-en-gueule, ma Gudule : un suspense insoutenable.
    Tororo veut que tu écrives ce tome 6.
    8
    Mardi 15 Juillet 2014 à 09:19
    Pata
    Ah oui, géniale la galerie de portraits, tous plus attachants et colorés les uns que les autres !

    Et Gaël... Il faudra le présenter à Amir, parce qu'en voilà un qui a tout compris sur la manière de se décharger de sa souffrance en l'expulsant !
    Si lui a l'humour comme bouée de sa sauvetage, Amir lui a sa musique, mais on dirait qu'il a laissé l'inconnu en lui le déposséder de cette échappatoire :(
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