• ROSE 148

     

     

    ATTENTE

     

    Rose relit vingt fois la phrase sans parvenir à en comprendre le sens exact.

    Le fascisme est la réponse de la bourgeoisie aux abois chaque fois que, radicalisé par la crise du capitalisme, le peuple cesse d'être dupe des leurres, par elle érigés en garde-fous, que sont la liberté, l'égalité et la démocratie, et, sous l'égide d'esprits lucides, tente de s'emparer du pouvoir afin de contrôler son propre devenir.

     Ce style ampoulé la désarçonne d'autant plus qu’elle le décrypte mot à mot.

    « Il ne pourrait pas faire des phrases un peu moins longues, sapristi ? grogne-t-elle. Quand  j'arrive au bout, je ne me souviens même plus du début. »

             N'empêche que, en dépit de son aridité, ce Mémoire du communisme italien face à la montée du fascisme lui ouvre l'esprit sur des faits historiques qu'elle ne connaissait pas.

    « Jamais je ne me serais farci ce genre de truc indigeste en temps normal, se dit-elle. Mais puisque j'y suis obligée, instruisons-nous ! »

    Elle est comme ça, Rose : elle s'investit à fond dans tout ce qu'elle fait — fût-ce le récit des tribulations du Parti italien, entre 1921 et 1924. C'est sa manière à elle de traverser les moments difficiles sans y laisser trop de plumes.

    Nous sommes le 27 décembre. Elle n'a aucune nouvelle d'Amir. Ni coup de fil ni lettre, ce qui n'a rien d'étonnant en soi, les uns étant hors de prix et les autres d'une lenteur insensée. Il l'a prévenue, d'ailleurs : pour dix jours, ça ne vaut pas la peine qu'ils cherchent à se contacter.

    Elle compte sur ses doigts. Dans moins d'une semaine, il sera là. Haut les cœurs, donc — même si, en ce qui la concerne, ces six jours équivalent largement à six siècles.

    « Quand il rentrera, j'inviterai Lili et Lucas, se promet-elle. Il va les adorer. Et je l'emmènerai applaudir les Clounes, s'ils repassent dans le coin. »

    Les projets, ça aide à attendre.

     

                                                         *

     

    Et comme tout arrive, y compris les meilleures choses, le 2, Amir est là. Rose, qui travaillait d'arrache-pied afin de tromper son impatience, entend soudain le bruit de la clé dans la serrure. Elle bondit sur ses pieds, crie à ses enfants : « C'est papa ! » et se jette au cou du nouveau-venu. Grégoire en fait autant. Quant à Olivier…

    Lâchant la chaise qui lui servait de tuteur, il se hâte en direction de son père sur ses deux pieds. Les bras tendus, les jambes écartées, manquant à chaque instant de perdre l'équilibre, petit château branlant au sourire lumineux…

    Amir le reçoit contre lui, ému aux larmes.

    — Bravo, yayouné*. Quel merveilleux accueil !  C'est vrai que tu as deux ans, maintenant.

    — Il a eu des légos pour son anniversaire, dit Grégoire. Mais il est trop petit, alors c'est moi qui zoue avec.

    T'es un malin, toi, rit Amir.

             — Tu as plutôt bonne mine, mon chéri, constate Rose. Comment c'était ?

    — Assez agréable. Rachad et Omane t'embrassent, d'ailleurs elle m'a remis un cadeau pour toi.

    Et la petite ? 

    — Toujours pareil. Julie ne la quitte pas d'une semelle. D'après Omane, c'est son point d'ancrage dans la réalité. Si Nadège évolue, ce sera grâce à elle.

    — Tant mieux, soupire Rose — qui, secrètement, espérait que son mari ramènerait la chienne.

    Puis vient la question qui lui brûle la langue :

    Ça ne t'a pas donné envie de te réinstaller au Liban ?

    Pour rien au monde.

    Et de lui expliquer que, premièrement, il a affirmé à toutes ses connaissances que l'orchestre marchait du tonnerre.

    — Je n'allais pas leur avouer mon échec, tu penses. De quoi j'aurais eu l'air ?

    Deuxièmement, la situation politique est de plus en plus instable : il ne se passe pas un jour sans qu'Israël bombarde les villages frontaliers, devenus, selon les propre termes du président Zalman Shazar, "des foyers de sédition palestiniens". Et troisièmement, maintenant qu'il a vécu ailleurs, il ne supporte plus la mentalité orientale.

    — Qu'est-ce que tu lui reproches, à la mentalité orientale ? s'insurge Rose.

    Elle est, comment dire ? superficielle. Sans profondeur.

    N'empêche qu'on était mille fois mieux là-bas qu'ici.

    — À court terme, peut-être, mais il n'y a pas d'avenir, dans ce pays, ni pour nous, ni pour nos enfants.

    Le temps, hélas, va lui donner raison : six ans plus tard, le Liban ne sera plus qu'un vaste champ de bataille.

     

    Le cadeau d'Omane est somptueux : une tenue complète de princesse arabe. La robe, le pantalon, le voile, les babouches, dans des tissus précieux et froufroutants dignes d'une Shéhérazade hollywoodienne.

    Quelle splendeur ! s'émerveille Rose.

    Passe la vite, dit Amir.

             La  nuit qui va suivre aura — forcément — des allures de conte des Mille et une nuits.

     

     

                                                         * yayouné : chéri (pour un enfant)

     

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 28 Mai 2014 à 01:00
    Annie GH
    Ah ! Les retrouvailles ! ce sont toujours des moments délicieux et celui-ci n'échappe pas à la règle…
    2
    Mercredi 28 Mai 2014 à 17:01
    Annie GH
    Je m'étais emballée… les retrouvailles ce sont "souvent" et, hélas, pas "toujours" des moments délicieux… mais celui-ci en est bien un…
    3
    Mercredi 28 Mai 2014 à 19:56
    Gudule
    Hé hé
    4
    Jeudi 29 Mai 2014 à 01:04
    Castor tillon
    Ce "Mémoire du communisme italien" a dû être pondu par Peppone himself.
    5
    Jeudi 29 Mai 2014 à 01:09
    Gudule
    Non, non, c'était un intellectuel... Mais moi non plus j'ai rien compris!
    6
    Jeudi 29 Mai 2014 à 20:02
    Annie GH
    pour autant que je me souvienne, à l'époque, le communisme italien était sous l'influence de Gramsci…
    7
    Mardi 15 Juillet 2014 à 08:52
    Pata
    Hé ben, des premiers pas en guise d'accueil, si c'est une belle marque d'amour filial ça !!!

    Il a pas enterré à se carapater dans sa déprime avec un tel cadeau en tête Amir !!
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