• ROSE 144

     

     

    NOUVELLES DÉCONVENUES

     

             Dans la foulée, Rose décide de terminer son bouquin. Après tout, écrire, c'est ce qu'elle fait le mieux. Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? S'obstiner à mendier une petite place dans la presse ou le showbiz ? Elle n'a qu'à devenir romancière et basta.

             Cette décision a un double avantage : celui de la soulager tout en lui donnant bonne conscience. Fini d'envoyer des courriers à droite et à gauche, de solliciter des entrevues, de se faire jeter au téléphone : elle n'a qu'à s'astreindre à ses cinq heures de frappe quotidiennes, point. Ensuite, elle éditera son livre et touchera des droits d'auteur.

             D’autant que maintenant, plus rien ne l'empêche d'y consacrer ses journées entières : en l'absence de Grégoire et d'Amir, l'appartement est une bulle de silence.

             Les portes de l'enfer avance donc à la vitesse grand V.

    — Alors ? s'enquiert Mme Irène quand, sur le coup des onze heures, sa cliente débarque Aux Bons Amis pour un p'tit break.

    Tout en lui racontant le chapitre en cours, celle-ci boit un café — généralement gratuit — tandis que Béchir pouponne Olivier. Puis elle regagne dare-dare sa machine à écrire.

    À quatre heures, elle l'abandonne pour aller chercher Grégoire, fait un brin de causette avec Lili, l'institutrice, un crochet par la bibliothèque, un autre par le parc, et jusqu'au soir se consacre à sa marmaille.

    Ainsi s'écoulent les journées. Presque heureuses.

     

    Amir, en revanche, dépérit. Les traits tirés, le visage amaigri, le teint cireux, il se traîne comme une âme en peine. Il a presque perdu le mode d'emploi du rire — en présence de sa femme, du moins, car, d'après Ricco, durant leurs virées du samedi soir, il tient la forme.

    Faut dire, ils s'en donnent à cœur joie : café-théâtre, cinoche, restaurants, boîtes de nuit ;  ils goûtent sans modération aux plaisirs de Paris by nigth. Ricco est avide de découvertes, et comme c'est lui qui raque… 

    — Amir a intérêt à en profiter, tente de se convaincre Rose, en réfrénant une pointe de jalousie. Ce ne sont pas ses revenus qui peuvent lui offrir ça.

    Elle aimerait, elle aussi, jouir de cette bonne fortune. Manque de bol, il y a les gosses. Et puis, Ricco n'a peut-être pas envie de doubler les frais.

    Une seule fois, il l'a invitée. Applaudir, au café d'Edgar, un débutant du nom de Michel Colucci. Elle a bien ri (tout en le trouvant quand même un peu vulgaire) mais a refusé d'aller dîner après : c'était Mme Irène qui gardait les enfants, et elle ne voulait pas abuser de sa serviabilité. La soirée a donc été écourtée — et ne s'est pas renouvelée.

    Depuis, il n'est pas rare qu'Amir reste dormir chez son copain, prudence oblige. Mieux vaut ne pas conduire après un repas bien arrosé, et le dernier métro est à deux heures du mat'.

    Ces nuits-là, nuits de solitude, Rose met les bouchées doubles. Au lieu de se coucher dans le grand lit froid, elle s'installe à sa machine et écrit avec frénésie. L'aube la trouve souvent endormie au milieu de sa paperasse, sous le faisceau clair de la lampe.

    Dans ces conditions, elle boucle ses trois cents pages en moins de deux mois.

    — Ce livre, c'est mon troisième enfant, déclare-t-elle à son mari, en brandissant la pile de feuillets noircis. Tu veux le lire ?

    Il esquive :

    Euh, moi, tu sais, la science-fiction…

    Elle n'insiste pas — chacun ses goûts  — mais en conçoit une légère déconvenue qu'elle évite de montrer, par fierté. Puis elle photocopie son œuvre et l'envoie chez un éditeur.

    Qui ne lui répond pas.

    Quinze jours plus tard, elle téléphone. On lui explique que le délai est de trois mois, minimum, et qu'en cas de refus, son manuscrit ne lui sera pas retourné.

    C'est dégueulasse, proteste-t-elle. Ça coûte cher, les photocopies.

    Les timbres aussi, madame.

    Par la suite, elle essaiera successivement huit maisons d'édition, parmi les plus connues. Récoltera deux réponses : « Votre manuscrit, bien que présentant de grandes qualités littéraires, n'entre pas dans le cadre de nos collections »  et «Nous sommes au regret de ne pas pouvoir publier votre livre qui ne s'inscrit pas dans notre ligne éditoriale ». Pour le reste, silence radio.

    En conséquence, Les portes de l'enfer finira au fond d'un tiroir d'où il ne sera plus jamais extirpé.

     

     

     

     

    « VIENT DE PARAîTREROSE 145 »

  • Commentaires

    1
    Samedi 24 Mai 2014 à 23:25
    Castor tillon
    Ouarf la science-fiction ! Si j'avais su qu'elle habitait si près de chez moi, je serais allé voir Rose pour lui acheter son roman !
    2
    Samedi 24 Mai 2014 à 23:55
    Castor tillon
    Pour continuer HARDI, il faut commencer PETIT.
    3
    Dimanche 13 Juillet 2014 à 16:08
    Pata
    Et pourquoi ne pas le poster ici alors, ce livre enfermé dans un tiroir ? Qu'on lui ouvre un peu les portes -de l'enfer- qui l'enferment !
    4
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:25
    Gudule
    Tu veux dire que "Les portes de l'Enfer" aurait au moins eu UN lecteur ? Wahou !
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    5
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:25
    Gudule
    Comment ç, "petit" ? Tu sais bien que tu es un GRAND lecteur !
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