• ROSE 143

     

     

    GROSSE COLÈRE

     

    — Nos visas expirent dans quelques jours, dit Amir. Il faut faire une demande de carte de séjour.

    Mouais, soupire Rose.

    Cette carte, c'est un pas de plus vers l'implantation. Jusque là, ils étaient touristes. Maintenant, ils vont devenir immigrés.

    Mais on ne lutte pas contre l'inexorable. En route, donc, pour la Préfecture.

    L'immense bâtisse de l'île de la Cité impressionne Rose par sa majesté. Même si quelques affiches à moitié déchirées en maculent la façade, sur lesquelles on peut lire l'irrespectueux Interdit d'interdire des étudiants de la Sorbonne.

    Dans le hall d'entrée, un panneau fléché indique : Permis étrangers.

    C'est par là, dit Amir.

    L'endroit où ils aboutissent est plein à craquer d'une foule hétéroclite : Noirs, Asiatiques, femmes en djellabas, hommes coiffés de tarbouches… Debout, je précise, les quelques sièges disponibles étant insuffisants pour accueillir tout le monde.

    Au fond de la salle, des guichets, eux aussi nettement insuffisants. En bruit de fond, une sourde rumeur où l'on peut distinguer une infinité de langues.

    — Quelle affluence ! recule Rose, effarouchée. On va devoir attendre des heures.

    — Eh bien, on attendra, dit Amir. Maintenant qu'on est là, on ne va pas faire demi-tour, tout de même. Tu veux que je porte le petit ?

    Ça, ce n'est pas de refus. Va chez papa, poussin.

    Olivier change de bras sans manifester la moindre réticence. Contrairement à son frère, il n'est pas contrariant. C'est une nature paisible, contemplative. Et si discrète qu'on en arrive à oublier sa présence.

    Les heures passent, la salle ne désemplit pas, au contraire. Le brouhaha va crescendo, l'atmosphère devient suffocante. 

    — J'ai la migraine, grogne Rose. Tu te rends compte, Amir, les vieilles personnes ? Regarde, la pauvre grosse, là-bas : elle ne tient plus sur ses jambes. Et le petit papy… Ça va, monsieur ?

    Le vieillard, très pâle, hoche la tête sans répondre.

    — L'administration pourrait faire un effort, tout de même. Recevoir les gens d'une manière décente.  On n'est pas du bétail !

    Râle pas, dit Amir, tu perds ton temps.

    — Ça, pour le perdre, je le perds, effectivement : deux heures qu'on est là, à la montre. On s'est pointé à dix heures moins le quart, et il est presque midi.

    Tout juste : une sonnerie retentit, qui crée un mouvement de panique dans la cohue. Dominant le vacarme, une voix revêche annonce :

    — C'est fermé.  Revenez à quatorze heures !  

    Un concert de protestations s'élève, auquel Rose se joint haut et fort :

    On a attendu pour rien ?!

    — Ne t'énerve pas, lui souffle son mari, je vais essayer d'arranger les choses.

    Il joue des coudes et, à contre-courant, s'insinue jusqu'au guichet. — Excusez-moi, madame, mais nous avons un jeune enfant qui…

    L'employée — une blonde dans les trente-trente-cinq ans — le foudroie du regard.

    — On t'a dit que c'était fermé, glapit-elle. Fer-mé ! Tu comprends le français ?

    Rose, qui a entendu la fin de la phrase, lui fond dessus, toutes griffes dehors.

    — Non mais dites donc, vous ! Qu'est-ce qui vous prend de parler à mon mari sur ce ton ? Est-ce que je vous tutoie, moi ?

    L'autre, désarçonnée, ouvre la bouche pour répondre, mais Rose ne lui en laisse pas le loisir :

    — Un peu de respect, ça vous arracherait la langue ? poursuit-elle, sans reprendre son souffle. Ce n'est pas suffisant de recevoir les gens dans des conditions indignes, il faut, en plus, que vous les traitiez comme des demeurés ?

    Ça, c'est la grosse colère. Celle qui ne se manifeste qu'en de rares occasions et fait trembler Rose de la tête aux pieds. Amir en connaît les effets ravageurs, pour y avoir assisté une fois ou deux — en particulier lors du départ de sa grand-mère *.

    — Suffit, chérie, s'interpose-t-il. Ce n'est pas la peine de faire un esclandre.

    Mais quand la machine est en route, il est illusoire de vouloir l'arrêter.

    — Vieille bique ! hurle Rose, hors d'elle. Sale bonne femme ! Colonialiste !

    Appelle la sécurité, lance l'employée à sa collègue.

    — Viens, Rose ! ordonne Amir en entraînant sa femme, écumante, dans la foule.

     

    Ils n'y retourneront pas, cet après-midi-là. Le lendemain, Amir s'adressera à son ambassade qui lui obtiendra, par faveur exceptionnelle, un prolongement de visa de trois mois. Et Rose pondra un pamphlet d'une virulence extrême qui, grâce à l'intervention de Mme Irène, paraîtra, tronqué de ses meilleurs passages, dans le courrier des lecteurs de l'Huma*.

     

                                       * L’Humanité : organe du parti communiste

                                                        

     

    « ROSE 142VIENT DE PARAîTRE »

  • Commentaires

    1
    Vendredi 23 Mai 2014 à 10:55
    Annie GH
    Hélas, il semble que cela n'ait guère changé… Honte à la France, patrie (?) des droits de l'homme et du droit d'asile (???)
    2
    Vendredi 23 Mai 2014 à 19:15
    Mêo
    Oui c'est toujours d'actualité. 'tain qu'est-ce que ça énerve !
    3
    Dimanche 13 Juillet 2014 à 16:01
    Pata
    Jamais vu l'intérieur, seulement la queue impressionnante qui grandissait à vue d’œil, quand je passais devant en bus, à l'époque où je bossais à Versailles... Et je ne commençais pas mes journées très tard, ça laisse imaginer le nombre de personnes qui se retrouvent agglutinées chaque jour dans grandes salles si froides malgré leur moiteur !

    Comme je la comprends, la colère de Rose !
    4
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:25
    Gudule
    On peut retrouver cet épisode de Rose sur le blog citoyen de Lucie Chenu : http://choeurs-de-citoyens.svetambre.org/index.php/category/T%C3%A9moignages
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