• ROSE 135

     

     

    ALLELUIA

     

             Au réveil, le premier soin de Rose est d'écrire une chanson. Drôle de réaction, me direz-vous. Pas tellement, si on y réfléchit : de tout temps et sous toutes les latitudes, la parole des poètes a galvanisé la révolte des peuples. Combien d'entre eux, d'ailleurs, l'ont payé de leur vie ! Federico Garcia Llorca, Antonio Machado, Robert Desnos, Pablo Neruda, pour ne citer qu'eux …

             Rose, dont quelques heures de sommeil n'ont pas éteint l'exaltation, s'attelle donc fougueusement à la tâche. Portée par une inspiration qui la dépasse, elle se surpasse. Et voici ce que ça donne :

     

             Des luttes sans merci, de jeunes ventres ouverts

             Qui réclament la paix de toutes leurs entrailles

    Des garçons de vingt ans aux peaux couleur de paille

    Comme paille brûlant, jaunes torches de chair

     

    Dans les grands champs de riz aux horizons si calmes

    Tous ces adolescents moissonnés au napalm

    Ça vaut pas l'coup, ma mère,

    Ça vaut pas l'coup.

     

    L'apparition de Suzanne Vermeer dans le poème peut sembler incongrue — et, de fait, elle l'est. Rose en est la première étonnée.

    « C'est une licence poétique », tente-t-elle de se convaincre.   Admettons.

    Quatre autres strophes, tout aussi dénonciatrices, s'y adjoignent, dont nous ne retranscrirons que la dernière :

     

    Des étudiants, au cœur des vieilles sociétés

    Qui réfutent enfin les erreurs de leurs pères

    Et, maculant les murs de Paris en colère,

    Leurs crachats de fureur, leurs cris de liberté

     

    Ces fous et beaux combats que l'on livre à vingt ans

    Et que, l'âge venu, l'on désapprouve tant,

    Ça, ça vaut l'coup, ma mère,

    Ça, ça vaut l'coup.

     

    Elle se relit, corrige un vers, modifie une phase, et se dit — en toute humilité — : « J'ai pondu un chef-d'œuvre. » Aussi, quand, en fin d'après-midi, son mari l'appelle, lui annonce-t-elle fièrement :

    — Je viens d'écrire une nouvelle chanson, ma meilleure. Et complètement dans l'air du temps. Gaby va a-do-rer !

    Ça m'étonnerait, répond Amir.

    Pourquoi ?

    Parce que je quitte le groupe.

    Rose, partagée entre l'effarement et une joie sournoise :

    Tu es sérieux ?

    J'ai l'air de plaisanter ?

    Tu reviens, alors ?

    — Oui, je prends le train dans une demi-heure. J'arriverai à… attends que je vérifie sur mon billet… 23 h 42, à la gare du Nord.

    Ô joie sans mélange : la nuit prochaine, ils dormiront ensemble.

     

    Durant les heures qui la séparent de ce grand bonheur, Rose flotte sur un petit nuage. Elle ne réalise pas encore qu'Amir n'a plus de boulot, non. Ni que leurs économies, déjà bien entamées par le voyage, ont été englouties dans la caution de l'appartement. Et quand bien même elle en prendrait conscience, elle s'en ficherait. Une seule chose compte, ce soir : son homme est de retour. La parenthèse de solitude se referme avec quinze jours d'avance, alléluia.

    Dès vingt-trois heures, elle commence à tourner en rond.

    « Mais que fait-il, sapristi ? Il devrait déjà être là. »

    Elle consulte sa montre toutes les trente secondes, multipliant les va-et-vient entre la rue et son appartement.

    « Qu'est-ce qu'il fiche ? Mais qu'est-ce qu'il fiche donc ?! »

    Elle s'est pomponnée, pour la circonstance : allant même —démarche rarissime  — jusqu'à se maquiller. Oh, pas beaucoup, juste les yeux qu'elle a soulignés d'un trait d'eye-liner, histoire d'en accentuer le bleu qu'Amir aime tant. Et elle a préparé un petit souper fin.

    Vingt-trois heures trente, toujours personne.

    Minuit, itou.

    « Ce n'est pas possible, il devrait déjà être là. »

    L'énervement fait couler son rimmel. Elle transpire. De larges auréoles tâchent les manches de sa robe au niveau des aisselles. Pas très glamour, tout ça !

    « Si j'allais prendre une douche ? »

    Tandis qu'elle marine sous l'eau tiède, la porte de la salle de bains s'ouvre.

    Tu es là, chérie ?

    Elle jaillit de la baignoire, trempée, les cheveux dégoulinants, le maquillage en déroute.

    Oh, mon chéri, je ne t'attendais pas si tôt. Je ne suis pas prête.  

    Qu'importe : il la serre à l'étouffer. Le petit souper attendra.

     

     

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 15 Mai 2014 à 12:36
    Annie GH
    J'aime bien la chanson, y compris la référence à "la mère" hihihi !
    2
    Jeudi 15 Mai 2014 à 12:37
    Annie GH
    Retour d'Amir… la saison des vaches maigres va commencer…
    3
    Vendredi 16 Mai 2014 à 00:04
    Castor tillon
    Rose est tombée dans un vortex : le temps se déroule à l'envers. Elle va aller attendre Amir avant même qu'il soit monté dans le train.
    4
    Vendredi 11 Juillet 2014 à 19:56
    Pata
    Ben c'est cool ça, quand ils auront fini de se retrouver, Amir pourra aller chanter la chanson de Rose à la fête de l'huma :)
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    5
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:25
    Gudule
    Tttttt ! Jamais se moquer des femmes impatientes !
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