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ROSE 13
PHOBIE (SUITE)
La sourate de cinq heures, chantée par le muezzin du minaret tout proche, interrompt l'agréable pause.
— Sapristi, s'étouffe Rose, mon mari m'attend depuis une demi-heure.
Elle ramasse Grégoire qui dort sur le canapé et, vite, vite, prend congé de ses hôtes.
— Je vous rapporterai la blouse après l'avoir lavée, promet-elle à Mme Izmirlian.
—Oh, rien ne presse, je ne la porte plus, répond celle-ci.
— À bientôt, dit Habib. Et fais-nous un garçon aussi beau que son père !
— Je vais essayer, merci pour tout.
Elle gagne en courant la rue Abdel-Wahab el Inglizi où Amir, qui piaffe au volant de la Volvo, l'accueille d'un : « Ce n'est pas trop tôt ! » agacé.
—Désolée, je n'ai pas vu passer le temps, s'excuse Rose.
—Je m'en suis rendu compte. Au fait, d'où viens-tu ? Je te guettais d'un côté et tu déboules de l'autre.
— J'étais chez Mme Izmirlian.
—Ah bon ? Je croyais que tu devais aller voir ton oncle ?
— Mouais, moi aussi je le croyais. Mais si tu savais comment Zénab m'a reçue.
Et de narrer par le menu sa mésaventure. Ce qui, l'on s'en doute, met Amir hors de lui.
— C'est intolérable, explose-t-il. Elle ne s'en tirera pas à si bon compte, cette kalba* ! Je vais aller lui dire ma façon de penser, moi.
Il fait mine de sortir de la voiture.
— Laisse tomber, le retient Rose, elle n'en vaut pas la peine. Je ne mettrai plus jamais les pieds chez elle, voilà tout.
Bâillement sonore.
— En plus, je suis fatiguée et le petit aussi. J'ai envie de rentrer.
—Comme tu voudras… N'empêche qu'un jour, je lui revaudrai ça. Elle ne l'emportera pas en paradis !
Il ne décolère pas durant tout le trajet, si bien que celui-ci se déroule dans un silence pesant que trouble seul le baragouin de Grégoire, soliloquant avec loquacité.
— Oh, j'ai vu un truc affreux, à Hamra, se souvient brusquement Rose.
Amir lui lance un regard de biais.
— Quoi donc ?
— Un type, je ne sais pas ce qu'il lui est arrivé, il avait le visage entièrement bandé.
Elle frissonne.
—Je n'ose même pas imaginer ce qu'il y avait, là-dessous.
Amir avale sa salive. Ouvre la bouche. La referme. Hésite. Et enfin, se décide :
—Tu ne l'as pas reconnu ?
Montée d'adrénaline.
—Re… reconnu ? Pourquoi ? C'était qui ?
— Ricco*…
—QUOI ?
Le geiser d'adrénaline se mue en un raz-de-marée qui engloutit Rose. Quand elle retrouve l'usage de la parole, c'est pour s'enquérir d'une voix blanche :
—Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Le truc le plus idiot de la terre : ils faisaient un concours de plongée, avec des copains, dans la petite baie derrière le Saint-Georges. C'est assez escarpé, par là. Il a mal calculé son coup et a atterri sur la roche, la tête la première.
—Quelle horreur ! Il est très abîmé ?
— Assez, oui : ils l'ont ramassé le nez cassé, le visage en sang. Ça ne parlait que de ça, ce matin, dans l’orchestre. Zouzou, notre batteur, a assisté à l'accident. C'est même lui qui a appelé l'ambulance.
Petit silence que Rose n'ose pas troubler, sous peine de fondre en larmes. Amir, qui la connaît, pose la main sur sa cuisse.
— Enfin, il est sur pied, ce n'était donc pas si grave.
—Il…il va garder des traces ?
—Je n'en sais rien, mais bon : ses parents ont les moyen de lui offrir le meilleur chirurgien esthétique.
Piètre réconfort. Rose replonge dans ses idées noires. Évoque en pensée ces traits qui, jadis, ont fait battre son cœur. Ricco ressemblait à Enrico Macias. À qui ressemblera-t-il, une fois le pansement retiré ? À Quasimodo ?
— Je ne voulais pas te le dire pour ne pas t'impressionner, reprend Amir. Ce genre de choc, ce n'est pas bon pour les femmes enceintes. Mais comme tu as abordé le sujet…
Elle hoche la tête.
— Tu as bien fait.
Cependant, en elle, c'est le chaos.
* Kalba : chienne
* Ricco : meilleur ami d'Amir et ex-amoureux de Rose
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Commentaires
J'imagine bien l'ambiance d'avant guerre comme tu la décris.
Avec ces petites guéguerres de familles et les "petits" accidents. La vie normale, quoi. Sans bombardements.
On ne penserait pas à botter les fesses de Zénab si on devait courir sous les bombes.9Pata lVendredi 29 Août 2014 à 13:29
Triste chute à ce chapitre, qui aura laissé de bien vilaines traces :(
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Pour le reste tu as le don de m'embarquer - et pas seulement moi, évidemment - dans tes histoires. Même les passages les plus anodins sont un dépaysement. Pardonne-moi, c'est un peu bête, mais une vie normale de gens normaux... au Liban... c'est bizarre pour un lecteur français élevé aux flash-infos.