• ROSE 109

    MÉSSANTE !

     

     

    Cette petite victoire donne à Rose le courage de rentrer chez ses parents sans montrer grise mine.

    Suzanne Vermeer semble également avoir passé l'éponge. L'anicroche de l'après-midi n'a pas, grâce à Dieu, altéré les relations mère-fille. Rose s'en félicite, et fait tout son possible pour que le baromètre familial reste au beau fixe.

    Ce soir, je vous prépare un plat libanais, annonce-t-elle.

    Elle retrousse ses manches et, ayant confié ses fils à leur "bonne-maman"*, entreprend la confection d'un ragout d'agneau au cumin qui remporte tous les suffrages. Marcel se ressert trois fois :

    Cette cuisine orientale, quelle saveur !

    — Tout le mérite en revient à la cuisinière, ajoute sa femme en connaisseuse.

    — Mes compliments, fifille, tu es un cordon bleu.

    Soirée fort agréable, donc. Hélas, ce n'est qu'une trêve…

     

    On ne peut pas dire que Grégoire soit un enfant facile. Affectueux, ça oui. Éveillé, certainement. Mais tête de lard aussi, de sorte que la moindre peccadille tourne à l'affrontement.

    Rose, depuis longtemps, en a pris son parti. Elle négocie, évite le bras-de-fer, et a généralement gain de cause, mais sans heurts et sans drame.

    Amir approuve cette pédagogie douce.

    Les Vermeer, non. Ils sont de la vieille école. Celle où les parents commandent et où les enfants obéissent "au doigt et à l'œil"*. Que de fois sa mère lui a raconté avec fierté l'histoire du petit cavalier !

    Les petits cavaliers sont de minuscules carrés de pain, garnis de beurre et de confiture. À un an et demi, Rose en raffolait, et réclamait à tout propos : « ti avayé ! ». Or, cette fois-là, pour une raison inconnue, elle avait repoussé son assiette aux trois-quarts pleine.

     — Tu les as demandés, tu les mangeras, s'était emportée sa mère.    Et en dépit de ses hurlements, elle les lui avait fourrés en bouche, jusqu'au dernier.

    — Tu as vomi mais j'ai tenu bon, concluait invariablement Suzanne Vermeer. Ah, il m'en a fallu, du courage, je t'assure !

    À ce stade de l'histoire, Rose levait les yeux au ciel :

    Pfff, tu aurais mieux fait de laisser tomber.   

    — Jamais de la vie ! Un ordre est un ordre, l'enfant doit s'y soumettre, de gré ou de force.

    — Comment voulais-tu que je comprenne, à cet âge ?

    — C'est ça, l'éducation, ma fille. On ne commence jamais assez tôt.  Tu m'as donné du fil à retordre, par la suite, mais, crois-moi, si ce jour-là, j'avais cédé à ton caprice, ç'aurait été encore bien pire.  

     Cette autorité quasi-militaire a toujours choqué Rose, en particulier depuis qu'elle est mère. Et surtout si ses gosses en font les frais !

    Le cas se présente deux jours plus tard. Un dimanche en fin de matinée, pour être précis. Tandis que Rose, dans l'arrière-boutique, aide son père à rédiger un courrier administratif, Grégoire joue aux "blocs"* dans la cuisine, sous la surveillance de sa grand-mère.

    — Range tes affaires, mon lapin, lui dit soudain celle-ci. Il est midi, je vais mettre la table pour le dîner.

             Comme le petit garçon fait la sourde oreille, elle revient à la charge.

    Tiens, voilà la boîte pour mettre tes blocs.

    Nan.

    — On ne dit pas non à mamie. Allons, dépêche-toi  !

    Autant parler à une pantoufle. Grégoire, imperturbable, poursuit son jeu comme si de rien n'était. Or, la patience n'est pas la principale qualité de Suzanne Vermeer. Elle hausse le ton :

    Attention, je vais me fâcher.

    Grégoire ne bronche pas mais la nargue du regard. C'en est trop ! D'un geste brusque, elle balaie les cubes de bois qui dégringolent à grand bruit sur le carrelage, et ordonne :

    Maintenant, ramasse-les !

    L'enfant, médusé, fond en larmes.

               — Ra-masse ! insiste-t-elle, en détachant nerveusement chaque syllabe.

    Comme Grégoire shoote dans les blocs en pleurant de plus belle,  elle l'attrape par le bras pour l'obliger à s'accroupir. Il trépigne, se débat. Ses cris alertent Rose qui rapplique dare-dare.

    Qu'est-ce qui se passe ?

    L’enfant se rue dans ses jambes :

    Mamaaan !

    Il se passe que ton fils est infernal,  fulmine Suzanne.

    — Qu'est-ce qu'il a fait ? demande Rose, en soulevant le coupable qui se cramponne a son cou.

    Question superflue : le spectacle parle de lui-même.

    C'est toi qui a jeté tes jouets par terre ?

    La tête de Grégoire oscille de gauche à droite, puis son index se tend vers sa grand-mère :

    C'est elle.

    — Non mais, écoutez-moi ce petit impertinent ! explose l'accusée. Si tu avais obéi, ce ne serait pas arrivé.

                — Tttt, temporise Rose, bien embarrassée. Pourquoi n'es-tu pas gentil avec mamie, Grégoire ?

    Elle est méssante.

    Ça, c'est un comble, s’indigne Suzanne.

    Elle fonce sur lui, la main levée, mais Rose l'écarte d'un sec : « Arrête, maman ! »

    Tu lui donnes raison contre moi ?

    — Je ne donne raison à personne, je coupe court à la surenchère. Regarde dans quel état vous êtes, tous les deux. Alors, tu commences par te calmer et après, on discute.

    Jamais, auparavant, Rose ne s'était adressée à sa mère sur ce ton. Celle-ci, subjuguée, obtempère, mais la fusille des yeux tandis qu'elle s'approche de l'évier, assied Grégoire sur la paillasse et lui éponge le visage en susurrant : «  C'est fini, mon bichon, c'est fini. Maman est là. »

    ­— Belle éducation, siffle-t-elle entre ses dents.

    Et, histoire de clore le chapitre "en beauté", elle ramasse elle-même les objets du délit, la main sur les reins, avec un : « Oh, mon pauvre dos » qui fendrait le cœur à une pierre.

    Le repas est lugubre, en dépit des efforts de Marcel pour détendre l'atmosphère. Et, au dessert :

    — Tu élèves tes enfants à ta guise, lance Suzanne à sa fille. Mais n'oublie jamais que Qui aime bien châtie bien. Grégoire a une lourde hérédité, c'est "de la mauvaise graine", comme on dit. Si tu n'es pas ferme avec lui, il tournera mal, je te préviens. Et ce sera TA faute. Ce jour-là, ne viens pas te plaindre, parce que je te rappellerai la scène d'aujourd'hui, et la manière dont tu as brimé mon autorité.

    Allez apprécier la tarte aux cerises, après ça !

     

     

             * Bonne maman : grand-mère, en Belgique

             * Obéir "au doigt et à l'œil" : expression belge signifiant « sans discuter »

             * Blocs : petits cubes de bois formant puzzle

     

     

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  • Commentaires

    1
    Samedi 19 Avril 2014 à 11:57
    Annie GH
    Quand on découvre que rien n'a changé, se pose la question comment cohabiter… Et parfois, on découvre que ça n'est pas possible…
    2
    Samedi 19 Avril 2014 à 16:49
    Pata
    Quand deux méthodes d'éducations sont confrontées, ça donne une ambiance détonante (et pas dans le sens positif de terme !)...

    Sont marrant les cathos et les militaires, avec cette notion de l'"ordre" tout puissant :)
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    3
    Samedi 19 Avril 2014 à 18:12
    Annie GH
    Y'a pas que les cathos et les militaires qui privilégient la notion d'ordre… Dans un tout autre milieu, les rationalistes, athées, sont souvent de cette même eau…
    4
    Samedi 19 Avril 2014 à 18:16
    Annie GH
    Pauvre Rose, prise entre deux feux : Amir qui a besoin de l'éloigner, elle et les enfants; et sa mère qui ne peut s'empêcher de reprendre les commandes… Le destin de Rose, c'est cheminer sur une ligne de crête, entre deux inconciliables, jusqu'au moment où elle trace un chemin nouveau…
    5
    Samedi 19 Avril 2014 à 19:10
    Gudule
    Les aléas de la vie, entre notion de liberté, de dignité et servitude volontaire. Il y aurait bien des choses à en dire...
    6
    Dimanche 20 Avril 2014 à 00:58
    Castor tillon
    Ça c'est vrai : qui aime bien châtie bien. Rose devrait châtier Suzanne pour lui montrer comme elle l'aime.
    7
    Dimanche 20 Avril 2014 à 11:04
    Gudule
    Chatouiller sa mère ? Tu rigoles ?
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