-
LE BEL ÉTÉ 33
DES RIRES DANS LA NUIT
Allongée dans le noir, j’écoutais le chant des grenouilles montant de la vallée, en fredonnant intérieurement cette chanson de mon enfance :
La nuit est limpide
L’étang est sans ride
Dans le ciel splendide
Luit le croissant d’or
Orme, chêne ou tremble
Nul arbre ne tremble
Au loin le bois semble
Un géant qui dort
Chien ni loup ne quitte
Sa niche ou son gîte
Aucun bruit n’agite
La terre au repos
Alors, dans la vase
Ouvrant en extase
Leurs yeux de topaze
Chantent les crapauds…
Ce fut au milieu du dernier couplet que les rires éclatèrent. Des rires parfaitement incongrus dans le contexte. Je m’arrêtai de respirer. Le village, peuplé en majorité de gens âgés, est toujours silencieux, la nuit…
Dans l’ombre bruissante, ces rires — issus, bien sûr, de mon imagination — semblaient me narguer. Me revinrent en mémoire d’autres hallucinations auditives qui, depuis quelques mois m’assaillaient régulièrement. Une rumeur de pluie, entre autres, qui, même par temps sec, m’emplissait les oreilles dès que je fermais les yeux. Ou la sensation qu’un groupe de personnes discutait sous ma fenêtre sans que je puisse comprendre ni de qui il s’agissait, ni de quoi ils parlaient. Bien qu’intriguée, je n’avais pas vraiment prêté attention à ce brouhaha interne (qui évoquait pour moi le titre d’une autobio de Steven Tyler : « Est-ce que le bruit dans ma tête vous dérange ? »). Mais là, il s’agissait de tout autre chose. Pas d’un murmure diffus qui vous hante presque à votre insu ; plutôt de la bande son d’un cauchemar…
En gros, ces rires surgis de nulle part me donnaient la chair de poule.
Ils m’épouvantaient littéralement.
C’était la quintessence de ma réalité altérée ; la preuve indéniable que je perdais la boule.
J’allais céder à la panique quand la voix de Castor me chuchota à l’oreille :
— On ne s’ennuie pas dans ton village, dis donc !
Ce fut comme une main m’arrachant à l’abîme. Une bouée dans l’océan d’effroi où je sombrais.
—Tu… tu entends, toi aussi ?
— Evidemment : une bamboula pareille, faudrait être sourd !
La reconnaissance me jeta contre lui, et nous fîmes l’amour comme jamais.
J’appris le lendemain que les copains de Yohann — le jeune bûcheron mort dans la forêt — lui avaient rendu ce dernier hommage, ma foi fort émouvant : une promenade nocturne dans les rues qu’il aimait. Ces rires soulageaient la tension nerveuse qui les oppressait depuis des heures. Ce fut, je le suppose, leur ultime manière de communiquer avec lui, par-delà les paroles et par-delà les pleurs.
-
Commentaires
1TororoMardi 3 Décembre 2013 à 08:58Répondre
Comme ça que je me suis retrouvée, après l'enterrement de mon oncle, en tailleur et pieds nus sur son voilier (à quai) par un froid de gueux (un joli mois de mai à Brest).
Ça valait beaucoup mieux que la veillée mortuaire de la veille (merci la tante grenouille de bénitier) chez lui.
De toutes façons, les morts, faut pas aller les chercher dans les cimetières. Ce n'est pas en allant fleurir leurs tombes une fois par an qu'on se souvient d'eux. C'est en parlant d'eux, en riant, en disant "S'il était là, il dirait..." et "Tu te souviens la fois..."
Quant aux cimetières, mon opinion dessus est que ça ne sert à rien d'aller les encombrer. Et que le moment venu, autant incinérer ce qui reste et disperser les cendres quelque part, à un endroit que la personne aimait.
Pour mon oncle, ça a été dans la rade de Brest, là où il aimait aller pêcher...
@ Mêo, Ryko, Castor, Flore : perso, je n'aime les cimetières que pour y tourner des films d'horreur, mais aucun des êtres que j'ai aimé ne se retrouve stocké dans ces endroits sinistres.
C'est comme les églises : magnifiques ensembles architecturaux, de la dentelles de pierre, la charge d'histoire qui y est présente... Les cloîtres des abbayes ou des couvents incitent à la méditation et à la paix de l'âme... Mais pourquoi vouloir y mêler une religion à tout prix ??? Quel gâchis !
Ceci dit, il y a des gens que j'aimais qui sont enterrés dans des cimetières. Pas pour ça que j'y vais.
Ma mère (à l'enterrement de ma grand-mère) me montrait les jolis petits cailloux blancs qu'elle ramassait autour des tombes quand sa grand-mère l'emmenait sur la tombe du grand-père (mort à la guerre en 1918). Et évidemment, elle se faisait gronder. Elle avait raison, ma maman, ils étaient jolis et très tentants ces cailloux blancs ;-)15Pierre-Yves DelarueVendredi 29 Août 2014 à 13:30
Et merci aussi aux commentateurs (-trices), qui dont bien du talent !
La chanson des crapauds, c'était mon enfance, moi aussi, de petit scout devant un feu de bois.16Pata lVendredi 29 Août 2014 à 13:30
Les enterrements, c'est aussi ça, se rassembler et se retrouver (après parfois des années passées loin les uns des autres !) autour de l'image et des souvenirs encore frais de celui qui est parti :)
Ajouter un commentaire