• histoires de cow-boys 2

                                             LA BALLADE DES FIANCÉS MALADES

     

             Malady Nelson portait bien son nom. Pâle, maigre, les yeux cernés, elle semblait toujours sur le point de s’évanouir. Et il fallait l’entendre geindre à tout bout de champ : j’ai mal par-ci, j’ai mal par- là, mon cœur palpite, mes jambes flageolent, j’ai le nez bouché, le ventre ballonné, la rate qui s’dilate... Ses petites misères physiques étaient son seul souci et son unique sujet de conversation. À l’écouter, il ne lui restait plus que quelques heures à vivre, tant son pauvre corps se déglinguait de partout.

              Pourtant, selon le médecin de famille, elle était en parfaite santé.

             — Tout ça, c’est dans sa tête, affirmait-il aux parents de la jeune fille. Malady se porte comme un charme. Il faudrait la distraire, afin qu’elle pense à autre chose qu’à elle-même. Vous devriez lui chercher un fiancé.

             Un fiancé ? C’était plus facile à dire qu’à trouver. Car si les jeunes gens de la région semblaient, de prime abord, séduits par la beauté délicate de Malady, ils se lassaient vite de ses plaintes incessantes.

             Lui proposaient-ils une balade à cheval ?

             — Non, répondait-elle, je souffre du dos.

              Une promenade dans la campagne ?

             — Pour me tordre les chevilles sur les cailloux ? Merci bien !

             Un peu de lèche vitrine ?

             — La poussière de la rue me fait éternuer.

             Une bain de soleil ? 

             — J’ai la peau si fragile... Et la lumière trop vive me donne la migraine.

             Un moment de repos, alors ? Dans un fauteuil d’osier à l’ombre d’un parasol ? Avec une tisane de verveine ?

             — Comme une grand-mère ? s’indignait la jeune fille. Vous moquez-vous de moi ? J’ai dix-huit ans, je vous signale.

             Vexée, elle tapait du pied... et grimaçait de douleur.

             — Ouch ! À cause de vous, je me suis luxé le gros orteil. N’avez-vous pas honte de me brutaliser de la sorte ?

             Bref, son comportement décourageait les prétendants les plus tenaces. Et Malady, qui pourtant aimait être courtisée, restait calfeutrée du matin au soir dans le ranch familial, à regarder mélancoliquement par la fenêtre — qu’elle n’ouvrait jamais, par crainte des courants d’air.

             Cette situation eût pu durer longtemps si les Indiens ne s’en étaient mêlés.

             Au cours d’une bagarre de saloon, les hommes du vieux Nelson tuèrent un guerrier Wapiti. Aussitôt, Bison-qui-crotte, le chef de la tribu, déterra la hache de guerre. Et le lendemain, à l’aube, une horde hurlante déferla sur le ranch.

             Ce fut un véritable massacre. Les premiers cow-boys qui s’interposèrent eurent le crâne fendu à coups de tomahawks. Tandis que les rescapés armaient leurs Winchester, des flèches enflammées pleuvaient autour d’eux. Les bâtiments furent renduits en cendre, ainsi que tous leurs occupants. Il n‘y eut qu’un seul survivant.

             Enfin... une survivante.

             Malady.

             Tandis que l’incendie faisait rage, la jeune fille s’était enfuie par une porte dérobée. Elle courait à perdre haleine dans la Prairie quand Œil-de-patate, guerrier au regard perçant, la repéra. Il s’élança à sa poursuite, la souleva à l’arrachée et la jeta à plat ventre sur la croupe de son cheval pour la ramener chez lui, tel un trophée.

             — Aïe, aïe, aïe, j’ai mal ! criait-elle, secouée comme un prunier par le galop. Mon dos ! Mon cou ! Ma tête ! Mes épaules ! Au secours, je vais me disloquer !

             Elle ne se disloqua pas, mais resta trois jours prostrée dans le tipi de son ravisseur, sans boire ni manger. Et ce, jusqu’à cette fameuse nuit de pleine lune où elle entendit gémir, au dehors.

             Etonnée, elle tendit l’oreille. Une émotion nouvelle l’étreignait. Pour la première fois de sa vie, Malady Nelson réalisait qu’il pouvait exister, sur terre, un être qui souffrait autant qu’elle. Cette prise de conscience fut suivie d’un désir immédiat — et, ma foi, assez héroïque — : venir en aide au malheureux.

             À ses côtés, Œil-de-patate ronflait, sous sa couette en peau d’ours. Estimant sa captive trop faible (et trop peu dégourdie) pour s’échapper, il n’avait pas pris la peine de l’attacher. Elle était donc libre de ses mouvements et, momentanément, sans surveillance. C’était le moment ou jamais d’en profiter...

             Elle se glissa donc jusqu’à la sortie. Tout était silencieux dans le camp endormi, hormis les sanglots qui avaient ému son cœur. Sanglots émis par une silhouette dont la forme sombre, ligotée à un arbre, se détachait sur le ciel étoilé.

             — Qu’avez-vous ? s’enquit Malady en rampant vers le prisonnier, au risque de s’écorcher les genoux dans l’herbe.

             Les gémissements s’arrêtèrent, et celui qui les produisait — un jeune homme, au physique, ma foi, fort attirant — répondit d’une voix étouffée :

             — Délivrez-moi, mademoiselle, je vous en prie...

             Qu’eussiez-vous fait, à la place de Malady, dites voir ?

    Elle entreprit de dénouer la corde et, après bien des efforts (plus un ongle cassé), y parvint.

             — Merci, dit le jeune homme. Mon nom est  Jack Patrack. Je traversais ces contrées sauvages en diligence quand les Indiens nous ont attaqués. Ils ont tué mes compagnons et m’ont pris en otage. S’il vous plaît, emmenez-moi loin d’ici !

             Malady Nelson se mordilla les lèvres avec perplexité. 

             — Euh... vous ne pouvez pas vous en aller tout seul ? Je suis un peu fatiguée.

             — Et moi, je suis blessé !

             Il lui montra son bras qui, en effet, saignait.

             — Bon, d’accord, céda la jeune fille. Appuyez-vous sur moi, je vais vous soutenir... Allons, courage, redressez-vous !

             Jack Patrack grimaça de douleur.

             — Doucement, implora-t-il, vous me faites mal... Aïe, ouille, hou là là ! Ne me serrez pas si fort, voyons, vous m’étouffez !

             Avec mille précautions, il se remit sur ses pieds, puis ils s’en furent, cahin-caha. Et l’on pouvait entendre, dans le silence nocturne, les plaintes de Jack Patrack ponctuer chaque pas :

             — Attention, ma jambe... Vous marchez trop vite... Aaaah, j’ai une crampe... Arrêtons-nous, je n’en peux plus... Mes oreilles bourdonnent... J’ai envie de vomir... Je sens que je vais avoir un malaise...

             — Encore un petit effort ! l’exhortait Malady. Je sais ce que vous éprouvez, mais n’ayez crainte : sitôt que nous serons à l’abri dans la forêt, vous vous reposerez et je vous soignerai.

             C’est ce qu’ils firent, en effet. Ayant trouvé refuge dans une grotte accueillante, ils s’y installèrent jusqu’au complet rétablissement de Jack, se nourrissant de baies, buvant l’eau des sources et dormant sur des matelas de mousse et d’herbe fraîche.

             — Quelle énergie, quelle vigueur ! s’exclamait le jeune homme, en regardant vaquer sa compagne. Vous êtes réellement une femme admirable, ma chère. Et si brave ! Si forte !

             Stimulée par ces compliments — que jamais au grand jamais on ne lui avait faits auparavant — Malady se surpassa. S’étant confectionné un arc et quelques flèches, elle ramena des lapins, des perdreaux et des ratons laveurs dont elle fit de délicieux ragouts. Bref, pour l’amour de Jack, cette créature évanescente devint une chasseresse émérite.

             Oui, pour l’amour de Jack, vous avez bien lu. Car pour la première fois de sa vie, Malady Nelson était amoureuse.

             Et pourtant, le jeune homme n’était pas facile à supporter.

             — Oh, j’ai mal partout, se plaignait-il sans cesse.

             Et encore :

             — Je me suis brûlé, ce repas est trop chaud.

             Et aussi :

             — Fais taire ces oiseaux, honey, ils m’épuisent !

             Et toujours :

             — Masse-moi le dos, s’il te plaît, j’ai des courbatures. Et prépare-moi une infusion, je suis gelé. Le temps s’est refroidi, non ? Regarde, je frissonne. 

             — Cesse donc de te plaindre et dis-moi que tu m’aimes, répondait Malady avec un grand sourire.

     

             Par la suite, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, que Malady éleva vaillamment, tout en dorlotant son grand douillet d’époux.

     

              

    Petite leçon d’anglais :

    Winchester = fusil à six coups

    Honey = chérie (textuellement : miel) 

    Petite leçon d’indien :

    Tomahawk = hache de guerre          

    « histoires de cow-boys 1histoires de cow boys 3 »

  • Commentaires

    1
    Mardi 16 Décembre 2014 à 17:17

    Par la suite, bison-qui-crotte fut interdit de séjour dans les histoires de Gudule.

                             

    2
    Mardi 16 Décembre 2014 à 17:30
    Tororo

    J'attends avec impatience l'histoire dans laquelle il y aura des castors ("beavers", en anglais).

    3
    Mardi 16 Décembre 2014 à 17:48

    "Depuis, les femmes sont courageuses et les hommes aux portes de la mort au moindre rhume."

    4
    Mardi 16 Décembre 2014 à 18:35

    ah là là, tu verrais mon Castor, toujours efficace et présent dans les pires situations ! C'est pas un homme, c'est un ange, et les anges enrhumés, ce n'est pas geignard, c'est céleste !

    5
    Mardi 16 Décembre 2014 à 18:40

    Nan mais ton Castor, c'est un Castor, justement ! Alors il compte pas ! Il fait l'exception qui confirme la règle !

    @Castor : ah si ! Une Gudule qui cause d'un bovidé, j'en rêve ! :D (non, rien à voir avec Luna, du tout ! ^^)

    6
    Mardi 16 Décembre 2014 à 20:26

    TEU TEU TEU, TU RÉPÈTES JAMAIS QU'IL COMPTE PAS MON castor ! Même les diamants et les étoiles comptent, sapristi ! alors, tu penses, les rongeurs exceptionnels  !

    Sinon, à propos de Lunatik, j'avais fait un album intitulé " Amélie broute la moquette. Mais ces petites cochonnes d'éditrices ont changé mon titre par : "Une vache dans le salon" parce qu'elles avaient peur que ce soit mal interprété. "Lunatik broute la moquette", ç'aurait été sympa, comme titre ! PAS VRAI ?  (JE CRIE SI JE VEUX, D'ABORD !)

    7
    Mardi 16 Décembre 2014 à 20:31

    Gudule, elle va faire rougir mes chevilles, si ça continue.

    8
    Mardi 16 Décembre 2014 à 21:09

    Auprès de Gudule, il n'y a pas que tes chevilles qui rougissent !
    (Je n'ai rien dit ! rien rien ! Effacez ça !! Vite ! Je n'assume pas !)


    Luna qui broute... Intéressant... Euh... Pas les cornes, non, pas les cooooornes !

    9
    Mardi 16 Décembre 2014 à 21:16

    @ Yunette : et moi, tu crois que j'assume, peut-être ? Faire rougir une vache, c'est pas très sexy, si on y réfléchit ! Sur ce, range tes chevilles, bel animal car leur couleur rubiconde pourrait bien attirer les taureaux !

    10
    Mardi 16 Décembre 2014 à 21:20

    YUNETTE ELLE A DIT : AUPRÈS DE GUDULE, IL N'Y A PAS QUE TES CHEVILLES QUI ROUGISSENT !

    Hu hu hu ! en plus, c'est vrai.

    11
    Mardi 16 Décembre 2014 à 21:20

    Bon. Il manque plus que Luna pour le coup de cornes.

    12
    Mardi 16 Décembre 2014 à 21:24

    Maiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiis !

    Le Castor est Taquin ! Peuh !

     

    @ Luna : tu sais, je ne voulais pas dire ça, hein, c'est Gudule, elle m'a forcée, pis le Castor il m'a poussée à la faute, tu sais comment ils sont ces deux là, hein, tu sais... (bouh c'est moche d'accuser les auuuutreuh !)

    13
    Mardi 16 Décembre 2014 à 21:55

    mais ce com est plein d'accusations mensongères ! J'en suis tout indignée d'abord, j'ai jamais fait rougir personne, moi, sauf le Castor quand je lui fais des compliments à donf (qu'il mérite, d'ailleurs !) et d'abord, je l'ai jamais forcé à rien ; je sais me tenir, merde ! et nous deux, on est très naturels, d'abord, et pas la peine d'insinuer des insinuations forcément mensongères ! Nous, à part écouter ronfler le feu en se gavant de chamallows, ben on est tout à fait corrects !

    14
    Mardi 16 Décembre 2014 à 22:00

    Allons, allons, ma Gudule : pas de fausse modestie.

    15
    Mardi 16 Décembre 2014 à 22:02

    @ Tororo : pas de castors baveux, mais... la Watch Galerie !

    16
    Mardi 16 Décembre 2014 à 22:05

    @Castor : efface-moi tout de suite cette phrase en rouge ! et toi, Luna, pas de révélations intempestives : les boudins roses ont des zoreilles qui traînent partout ! et à part les fricotages entre  cousins-cousines, y a que la famille tradi qui les branche !

    17
    Mardi 16 Décembre 2014 à 22:14

    Moi, je préfère la papouille des Castors, si c'est pas de la modestie, ça ? C'est curieux, j'ai l'impression que la discussion est partie dans tous les sens. Un peu de cohérence ne nuirait guère au propos !

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    18
    Mardi 16 Décembre 2014 à 22:49

    Ah voui, les boudins roses, tu parles de Frigide Cageot et Bistine Croutin ? Pas de politique en-dessous de cette belle histoire de cow-boys, hein, ça va gâcher la page.

    19
    Mardi 16 Décembre 2014 à 23:13

    "La papouille des costars", c'est une parodie de Brunel d'après "la patrouille des castors" de MiTacq.

    20
    Mercredi 17 Décembre 2014 à 05:11
    Tororo

    Mais elles ont raison les éditrices! Où irait-on, si on commençait à chercher des doubles sens dans ce qu'écrit Gudule? La conversation partirait dans tous les sens, voilà ce qui arriverait!

    21
    Mercredi 17 Décembre 2014 à 10:56

    @castor : la politique est partout, hélas, c'est bien le drame de l'époque

    22
    Mercredi 17 Décembre 2014 à 19:51

    Alors moi, me nourrir de baie, me les geler sur de la mousse et bouffer du raton-laveur, tout ça pour un chieur... Il peut se brosser, Jack. 

    23
    Samedi 20 Décembre 2014 à 10:40

    @ Boudune : et l'amour, dans tout ça ???

     

    24
    Dimanche 16 Août 2015 à 01:45

    L'évanescente jeune fille s'est muée en Eve naissante : chassée de son petit cocon d’Éden, elle s'est révélée une vraie guerrière...

     

    Comme quoi, on a toujours besoin d'un plus petit ou d'un plus fragile que soi !

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :