• grands moments de solitude 97 (tome 2)

     

                                                     Les visiteurs du soir

     

             En 1971, le magasin Conforama du boulevard Barbès inaugura, à grand renfort de pub, son buffet campagnard nocturne. C’est-à dire que cinq jours sur sept, il restait ouvert jusqu’à vingt-deux heures, avec restauration gratuite sur place. Une grande table dressée au rez-de-chaussée mettait à la disposition des visiteurs tardifs du pain, des charcuteries, du fromage, des boissons ; il suffisait de pousser la porte vitrée et de se servir. J’ignore si cette initiative, ma foi fort sympathique, eut un véritable impact sur les ventes, mais elle nous rendit un fier service. Arrivés en France depuis peu, nous tirions, comme on dit, le diable par la queue. Cette invitation tombait donc à pic, d’autant que nos mômes mangeaient comme quatre, et en avaient ras le fion des nouilles premier prix au concentré de tomate. Sans le moindre scrupule — puisque la voix des ondes nous y invitait avec insistance — nous prîmes donc pension dans cette bonne auberge.

             Chaque soir, à l’ouverture, nous déboulions tous les quatre, affamés. Fallait voir les loupiots se ruer sur les agapes pour entasser, entre deux tranches de pain généreusement beurré, pâté, rillettes, jambon et saucisson, puis ouvrir un bec trois fois grand comme eux pour y enfourner l’énorme sandwich. C’était un art dans lequel ils excellaient et un spectacle dont nous ne nous lassions guère…

             Quand notre nichée était rassasiée, c’était à notre tour de « faire le plein », — mais de rêve, cette fois. Laissant Fred et Olive courir dans les travées, nous allions, main dans la main,  choisir  nos futurs meubles. Rayon haut de gamme, bien entendu. Tant qu’à fantasmer autant que ça en vaille la peine ! Affalés dans de luxueux canapés design, nous jouions à « être chez nous », et cela nous rendait heureux.

             Hélas les meilleures choses ont une fin. Car ce jeu qui nous plaisait tant, nos gamins voulurent y participer, et nous n’eûmes pas le cœur à les en empêcher. Puisqu’en quelque sorte nous étions « chez nous », un soir, armés de leurs casse-croûte, ils vinrent se blottir entre papa et maman pour un p’tit chahut familial grandeur nature. Résultat : des fous-rires, des chatouilles, des bisous, des roulés-boulés dans les coussins… et un salon de cuir émeraude à 30.000 frs salement maculé de gras.

             L’arrivée d’un vendeur escorté d’un vigile mit fin à ces débordements, et, constat des dégâts à l’appui, nous nous fîmes éjecter manu militari.

             Nous fûmes désormais interdits de séjour dans le palais des délices et condamnés aux nouilles à la tomate jusqu’à perpète.

            

    « grands moments de solitude 96 (tome 2)grands moments de solitude 98 (tome 2) »

  • Commentaires

    1
    Yunette
    Dimanche 30 Août 2015 à 10:49
    Argh... dur.
    2
    Dimanche 30 Août 2015 à 12:03

    Vous auriez dû aller manger au rayon cuisine. Bande de p'tits salopiots ! Je suis sûr que la perte du canapé de ce pauvre monsieur Conforama l'a ruiné, et l'a contraint à faire comme vous les soirs de disette.

    Ma petite famille et moi avons connu des moments similaires. Nous allions à la "Bâffrerie", à Pigalle, où on pouvait manger à volonté pour le prix d'un paquet de pâtes. On s'empiffrait pour trois jours, ça limitait les déplacements.

    3
    Mardi 1er Septembre 2015 à 20:07

    Hé, hé, les magasins Conforama ne sont donc pas adeptes de l'humour ou du moins ont-ils jugés celui-là trop gras !

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :