• grands moments de solitude 95 (tome 2)

                                                            Trop mignon

     

             Quand je suis rentrée aux arts-déco, à dix-sept ans et des poussières,  je dessinais des profils féminins dans les marges de mes cahiers. Et comme si ça ne suffisait pas, j’y adjoignais quelques poulbots encasquettés jusqu’aux oreilles, et des bébé animaux aux grands yeux tristes (qu’on appelle aujourd’hui des « kawaïs », si je ne m’abuse ; un mot aussi niais que la chose qu’il désigne). Par bonheur, les mangas n’existant pas encore, le Japon n’exportait que des estampes, ce qui limitait les dégâts.

             Je tombai sur une prof réellement formidable, dont le premier soin fut de déchirer mes consternantes ébauches — ainsi que celles de mes condisciples, tout aussi peu douées que moi.

             — Je vous préviens, nous dit-elle, je ne supporte pas ce qui est « mignon ». Que vos dessins soient laids, affreux, criards, brouillons, déjantés, je m’en tape, l’important c’est qu’ils aient de la personnalité. Lâchez-vous, exprimez-vous, éclatez-vous, vomissez sur vos toiles si nécessaire, mais ne cédez jamais à l’attrait du gnangnan !

             Sous sa houlette, je fis des pas de géant. Finie, la facilité, terminés, la complaisance, les petits crobars chiadés, les chouminous, les choupinets et les visages d’enfants  aux sourires à fossettes. Mme Deligne (c’était son nom) veillait. Je crois avoir donné le meilleur de moi-même durant les quelques mois — neuf, très exactement — pendant lesquels elle m’extirpa des tripes les formes, les couleurs et les faces grimaçantes qui y étaient tapies. Puis elle disparut de la circulation ; congé maternité.

             Je ne la revis qu’une seule fois, quand elle vint nous présenter son petit garçon.

              — Oh ! Comme il est mignon ! s’écria la classe d’une seule voix.

             Mme Deligne eut une drôle d’expression. Je ne suis pas certaine qu’elle ait apprécié le compliment.

     

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  • Commentaires

    1
    Delphine-Laure
    Dimanche 14 Septembre 2014 à 18:48

    Je devrais laisser plus souvent un commentaire car je lis chacun de vos billets et quand je vois qu'il y en a un nouveau, j'ai une réelle joie. Je le savoure d'avance. Toujours si bien écrits, si touchants, si humains, si drôles, si terribles, si justes. Je peux dire que vos billets sont pour moi de petits bonheurs, et vu leur fréquence, ce n'est pas rien dans ma vie ! Alors merci.

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    2
    Dimanche 14 Septembre 2014 à 20:48

    Oh, merci à toi, Delphine-Laure pour ce petit bonheur-là. Ce genre de commentaire est la plus belle des récompenses. Même les bons points de l'école primaire ne me faisaient pas autant plaisir !

    3
    Joëlle
    Lundi 15 Septembre 2014 à 12:45

    Voui, voui, voui !!! Et puis, comme Delphine-Laure, j'attends et je souris. 


     

    4
    Lundi 15 Septembre 2014 à 13:06
    5
    gawail
    Lundi 15 Septembre 2014 à 22:11

    ah mais moi c'est pareil : je suis une fidèle de l'ombre :o)

    merci pour toutes ces petites et grandes tranches de petite larme, parfois, de grosse rigolade, le plus souvent !

    6
    Mardi 30 Décembre 2014 à 12:11

    Mme Deligne... Un nom prédestiné pour enseigner le dessin...

    Moi j'ai eu Mr Reininger, qui insultait nos parents pendant les réunions, leur assénant que leurs rejetons (nous !) étions tous des ânes dotés de la sensibilité d'huitres... Étonnamment, c'était le seul moment où ma mère n'avait pas à rougir de ce que pourrait dire le prof de moi, et vu, la virulence de ses propos, j'imagine que ça devait p't'être la soulager quelque part !!

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