• grands moments de solitude 91 (tome 2)

     

                                          Des souris et des femmes (bis)

     

             Le jour où ma mère découvrit des traces de pattes dans le beurre et des troutrous surnuméraires dans le gruyère, fut le premier d’une guerre sans merci. Elle courut chez le quincailler acheter du Dératol, produit miracle de l’après-guerre (des grains de blé enduits d’une substance toxique de couleur violette ; de la mort aux rats, je suppose.)

             — Demain, tu verras l’hécatombe ! m’assura-t-elle, en répandant l’horreur devant le garde-manger.

             Cette nuit-là, je ne pus fermer l’œil. Dans l’obscurité, je visualisais les rongeurs, s’approchant sans méfiance de l’appât mortel, le saisissant dans leurs petites mains — si semblables aux nôtres, mais en miniature —, y plantant leurs quenottes…

             Manger est l’acte de vie par excellence ; les animaux le savent d’instinct. A mes yeux, dévoyer cette grande loi naturelle, inscrite dans nos gènes depuis l’origine des temps, tenait à la fois du sacrilège et de la cruauté ultime.

             Ma mère était un monstre, un prédateur de cauchemar. Et si j’acceptais ça, j’en étais un aussi !

             N’y tenant plus, je me levai et gagnai la cuisine à tâtons.

             Vite, vite, avant que l’irréparable se produise, je jetai le grain empoisonné dansla poubelle, puis, je remontai me coucher, avec la bonne conscience du devoir accompli.

             J’étais sur le point de me rendormir quand, l’évidence me fondit dessus. Devant l’inefficacité de son action, maman allait forcément réagir. Racheter un poison encore plus violent, par exemple…Ou placer des tapetteset des pièges sous l’évier… Bref, utiliser tout un arsenal si sophistiqué que je ne pourrais pas le désamorcer. Et je serais bien avancée…

             Mieux valait ruser tant qu’il en était encore temps !

             Je dégotai un vieux reste d’ébly dans le fond du buffet et, histoire de lui donner la couleur adéquate, je le badigeonnai de Banania humide. Puis je versai la mixture dans la boîte de Dératol vide.

             Ma mère n‘y vit que du feu, si bien que le lendemain soir, elle réitéra sa manœuvre, en remarquant, cependant :

             — Pas très efficace, cet anti-souris. Elles ont tout dévoré, et pourtant, je n’ai retrouvé aucun cadavre.

             Durant quelques nuits, je dormis l’âme en paix, sachant que mes protégées se régalaient sans risque. Puis le quotidien reprit son cours, et un matin :

             — La boulangerie est fermée, annonça ma mère. On n’a pas de pain pour le petit déjeuner. Tu veux des biscottes ?

             Je lui décochai un éclatant sourire :

             — Non, non, ne t’inquiète pas, j’ai ce qu’il faut.

             M’emparant de la boîte de Dératol trafiqué, j’en versai dans mon bol de lait et, sous ses yeux médusés, m’en envoyai une bonne rasade.

             Elle faillit se trouver mal.

             Pourquoi ai-je fait ça ? Avec le recul, je me pose la question. Par provocation ? Par vengeance ? Pour lui donner une bonne leçon? Ou faire une blague, tout simplement ? Toujours est-il qu’en proie à une crise de panique, elle m’arracha mon bol, en versa le contenu dans l’évier, puis, se précipitant sur le sirop d’ipéca*, elle m’en administra une dose massive, avec l’aide de papa venu à la rescousse.

             — Il faut l’emmener aux urgences, criait-elle, tandis que, penchée sur la cuvette des WC, je vomissais à fendre l’âme.

             Entre deux hoquets, je lui expliquai le fin mot de l’histoire, ce qui m’évita l’hôpital mais me valut, en revanche, une claque magistrale. En toute honnêteté, je ne l’avais pas volée !

            

                  Ipéca* : vomitif

     

     

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  • Commentaires

    1
    Yunette
    Lundi 24 Août 2015 à 12:57
    Sale gosse ^^
    Fabuleuse sale gosse :)
    2
    Luna
    Lundi 24 Août 2015 à 17:26

    J'imagine la trouille du siècle de sa reum (pour une fois, j'ai pitié d'elle)

    3
    Mardi 25 Août 2015 à 11:18

    Hé, hé, la vengeance est un plat qui se mange froid, comme des céréales !

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