• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 89

    Le visage de l’échec

     Et tiens, en parlant du Fleuve Noir, un petit souvenir oublié me revient.  C’était au temps de la collection « Frayeur ». Jean Rollin, dont le planning prévoyait quatre bouquins par mois, craignait d’être pris de court malgré ce qu’il appelait « son carré de bosseurs ».

     — Il me faudrait plus d’auteurs, me disait-il souvent. Mais les bons écrivains d’horreur ne courent pas les rues...

    Or, une de mes ex-amies — appelons-la Sophie Lepic—  avait publié, l’année précédente, un premier roman assez réussi, dans la collection « Angoisse ». Et, bien que nous soyons en froid depuis des années, je savais qu’elle n’attendait que l’occasion d’en écrire d’autres. Manque de bol pour elle, « Angoisse », dirigée par Gargouille (vous vous souvenez ?) s’était arrêtée, supplantée, justement, par « Frayeur ».

    Et si je lui proposais de rejoindre notre équipe ?

    Sylvain, à qui je fais part de cette suggestion, m’y encourage vivement.

    — Elle sera ravie que tu lui tendes la main, assure-t-il. Et non seulement ça mettra fin à une brouille ridicule, mais ça rendra service à deux personnes : une recrue de qualité pour Jean et un tremplin pour elle. Le jeu en vaut la chandelle, je trouve.

    D’accord. Je m’assieds sur ma fierté, j’appelle Sophie. Coup de bol, je tombe sur sa boîte vocale. En quelques mots, je la mets au courant de la situation et l’invite à contacter Jean de ma part.

     Le week-end passe sans qu’elle me rappelle — ce qui ne m’étonne qu’à moitié —, et le lundi, quand je me pointe au Fleuve Noir :

     — Merci ! aboie Jean, sitôt qu’il m’aperçoit.

     Bigre ! Ce n’est pas dans ses habitudes de m’agresser de la sorte !

     — Qu’est-ce qui se passe ? 

    — Gargouille vient de me faire une scène épouvantable. Elle m’accuse de débaucher ses auteurs, de « faire de la retape » par ton intermédiaire...

    — Mais... pourquoi ?

     — Sophie Lepic l’a avertie dès qu’elle a reçu ton coup de fil, et elles se sont monté le bourrichon. Où as-tu dégoté une cinglée pareille ? Je te préviens, quoi qu’il arrive, pas question qu’elle travaille pour moi !

     À ma connaissance, Sophie Lepic n’a plus jamais rien publié. Et une question me tarabuste : est-ce sur l’autel de la fidélité ou sur celui de la rancune qu’elle a sacrifié sa carrière ? Quel visage a son échec ? Celui de Gargouille ou le mien ? Je ne le saura sans doute jamais

     À moins que d’ici là on se réconcilie...

     

     

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 16 Mars 2012 à 09:17
    benoît barvin
    "l’autel de la fidélité ou sur celui de la rancune"... ah, ces écrivains qui se la jouent philosophes... Moi je dirais que c'est sur l'autel de la con... la plus crasse, oui, ou, soyons moins vulgaire, sur celui de la bêtise qui est, comme chacun sait, la chose la mieux partagée au monde. Ceci dit, tu as fait ce qui était juste, tu n'as rien à te reprocher... Petit aparté... si jamais il y a d'autres demandes comme ça, de romans de genre, je suis ton Frère...
    2
    Vendredi 16 Mars 2012 à 17:57
    Castor tillon
    Gargouille, le retour !!! En tous cas, elle a des réactions plus saines que celles de Sophie.
    Tu as fait une action parfumée en lui tendant la main, c'était pas évident.
    3
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:48
    gudule
    Ça, camarade, sans hésiter ! Mais hélas, je ne suis plus vraiment dans la course... C'est vrai que "Frayeur" était une fantastique opportunité ; Pascal Françaix, Alain Venisse et Olivier Ka y ont fait leurs premières armes. Et si Alain a un peu décroché, ces dernières années, Pascal a commis, depuis, des livres époustouflants et Olivier, après un joli détour par Grasset, est aujourd'hui un auteur Plon.
    Ah, que j'aurais aimé vous introduire dans ce sanctuaire, cher frère !
    4
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:48
    gudule
    Sans l'insistance de Sylvain, je crois que je ne l'aurais pas fait. Et j'avoue que, sur le moment, je me serais bien giflée ! T'es trop con, ma pauvre fille, que je me disais. Bon, avec le recul, j'ai des regrets pour Sophie. Elle avait du talent, c'est vraiment du gâchis.
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