• grands moments de solitude 85 (tome 2)

                                                             Monsieur Garabédian

            

             Le directeur de l’agence de publicité Réclama était ce qu’on appelle communément « une crème ». Un quinquagénaire arménien au sourire paternel qui chouchoutait ses employés  — dont j’avais le privilège de faire partie. Avertie par un ami commun qu’un poste de graphiste venait de se libérer, je m’étais présentée à l’entretien d’embauche avec mon bébé d’un an sur les bras. Ça aurait rebuté n’importe quel patron ; pas lui. Il fit guili-guili à Frédéric, Frédéric éclata de rire, et ils devinrent les meilleurs amis du monde.

             Un mois plus tard, quand je touchai mon premier salaire, il comportait une prime «  jouet »  qui me toucha au-delà de tout.

             Réclama, dès lors, devint le royaume d’un petit prince turbulent qui l’emplit sans scrupule de son encombrante présence. Le personnel était à son service, les locaux à sa disposition. Ses langes séchaient sur le balcon, et il n’était pas rare de le voir débouler, à quatre pattes et le cul nu, dans le bureau du directeur, tandis que ce dernier recevait un client.

             Jamais monsieur Garabédian n’eut un mot malheureux ou un geste d’agacement quand le trublion rampant l’interrompait au beau milieu d’une transaction, ou grimpait sur ses genoux lorsqu’il était en conférence. A tel point qu’inconsciente comme on l’est à vingt ans, je ne songeais même pas à intervenir pour empêcher mon fils de semer la zizanie.

             Bref, tout baignait, jusqu’à ce fameux vendredi d’avril où ma collègue, une brunette du nom de Mariza, me recommanda, à peine arrivée :

             — Ne laisse pas sortir Frédéric de ton bureau, aujourd’hui !

             — Pourquoi ?

             — La femme du patron vient de rentrer de Paris et elle n’est pas commode.

             — Ah ? Tu crois que mon fils risque de la déranger ?

             — Je ne le crois pas, j’en suis sûre. Elle déteste les enfants.

              Prudente, je me conformai à ses sages directives et m’enfermai à clé,  avec Fred qui crapahutait à mes pieds tandis que je rédigeais les annonces-presse du jour.

             J’étais si absorbée que je ne fis pas gaffe quand il commença à puer. Puis l’atmosphère devint irrespirable et force me fut de me résigner à le changer. Périlleuse entreprise : l’époque n’était pas encore aux couches jetables ni aux lingettes nettoyantes ! Après un récurage plus qu’approximatif,  j’abandonnai le  chieur dans mon bureau désert pour courir aux toilettes rincer son lange souillé. Mais, dans ma hâte, plutôt que d’en secouer le contenu sur les WC, j’utilisai le lavabo — ce qui boucha le siphon

             Quelques instants plus tard, un hurlement aigu ébranlait l’immeuble.

             ­­— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Toufiiiik ! Toufiiiiik !

             — Oui, habibté *? fit la douce voix de monsieur Garabédian.

             — Le lavabo est plein de merde, et quand j’ai ouvert l’eau, ça a jailli de partout. Regarde, j’en ai plein les mains et le visage ! 

             La suite du dialogue me parvint via la porte — à laquelle j’avais collé mon oreille —, et elle valait son pesant d’or. Inutile de préciser que j’étais morte de honte…

             Une heure plus tard, débarrassé de sa moitié écumante, le patron me convoquait .

             — Ça va être ma fête, flippais-je en pénétrant dans l’antre directorial.

             Je me trompais ; il m’accueillit aimablement, comme toujours, mais avec une question :

             — Combien coûte une nounou ?

             — Cinq livres par jour, je crois.

             — Eh bien, prenez-en une pour le petit bonhomme, c’est moi qui paye.

             Une crème, je vous dis ; et du premier choix !

     

                                                            * habibté : chérie

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 5 Septembre 2014 à 08:38

    Holalalaaaa la gentillesse incarnée ! Un trésor cet homme-là, comme on aimerait en voir plus souvent !

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    2
    Vendredi 5 Septembre 2014 à 08:56

    On peut faire confiance à Gudule pour foutre la merde. Je veux dire semer le brun, pardon. Y compris sur le visage d'habibté. he

    3
    Vendredi 5 Septembre 2014 à 09:03

    fouteuse de merde... oh que j'apprécie ce qualificatif ! merci castor pour ce joli compliment !

    4
    Vendredi 5 Septembre 2014 à 09:30

    Méla, j'ai VU Alix en écrivant ce texte !

    5
    Mardi 30 Décembre 2014 à 11:18

    Hum, du résidu de couche pour habibté ... Mauvaise rencontre, celle du producteur aurait surement été moins traumatisante pour elle !

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