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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 8
Le nounours de la honte
Enfant, j'habitais Bruxelles avec mes parents, mais je passais toutes mes vacances chez Tantine, la sœur de ma mère, qui vivait au Thier-à-Liège, une petite commune rurale sur les hauteurs de Liège. J’adorais cet endroit où je courais les champs du matin au soir avec mes copains.
Ma meilleure amie s'appelait Ginette. Elle était très jalouse de mon statut de "citadine", mais ce qu'elle m'enviait surtout, c'était Chantal.
Chantal était une poupée en "biscuit" comme on en fabriquait dans les années cinquante. Elle fermait les yeux et disant « maman » quand on l'inclinait. Mes parents s'étaient fendus pour m'offrir cette merveille, à la Saint-Nicolas précédente. Ma mère lui avait confectionné une somptueuse panoplie de robes et de manteaux que je rangeais dans une petite garde-robe rose, sur de minuscules ceintres bricolés par mon père.
Or, Ginette voulait Chantal. Elle ne pensait qu'à ça, ne parlait que de ça, littéralement obsédée par ce désir intense.
Un jour, elle me proposa un troc : n'importe lequel de ses jouets contre ma poupée.
— Tu peux même les avoir tous ! insista-t-elle.
Je refusai avec indignation. Alors, un plan machiavélique germa dans son esprit. Elle possédait un vieux nounours tout pelé, informe et déteint, auquel il manquait une oreille et dont les yeux absents avaient été remplacés par des boutons de culotte. Il s'appelait Jopi, et son aspect misérable m'attendrissait depuis toujours. Elle m'annonça qu'elle allait le donner à son frère Jacques.
Jacques, c'était mon ennemi personnel. Un grand d'au moins dix ans qui possédait une carabine à plomb et tirait sur tout ce qui bougeait. En particulier les oiseaux...
— Jopi lui servira de cible, pour s'exercer, précisa-t-elle méchamment.
Je protestai de toute mon âme, mais en vain.
— Si tu veux le sauver, tu n'as qu'à me l'échanger contre Chantal, se contenta-t-elle de me répondre.
Je résistai durant un jour et une nuit, mais cette dernière fut peuplée d'épouvantables cauchemars. La culpabilité, sûrement. La conscience aiguë de mon égoïsme meurtrier... Au matin, je courus offrir à Ginette ma belle poupée avec sa garde-robe au grand complet, et repartis en serrant le rescapé sur mon coeur.
Tantine ne fut pas longue à s'apercevoir de l'affaire, et je peux vous dire que ça a bardé ! Elle m'entraîna illico chez Ginette pour annuler la transaction. En larmes, je dus abandonner le pauvre nounours à son triste sort.
Ginette, pour se venger, donna effectivement Jopi à son frère. Devant mes supplications, ce dernier, bon prince, accepta de l'épargner en échange... d'un baiser.
Un baiser ! Au tueur de petits oiseaux ! L’idée, tout d’abord, me révulsa. Je la repoussai avec horreur. Mais devant le péril encourru par mon petit protégé, telles ces mères héroïques s’offrant au bourreau pour sauver leur progéniture, je finis par céder. C'est, je le jure, le seul chasseur que j'aie jamais embrassé de ma vie.
Chantal a disparu depuis bien des années, ainsi que tous mes autres jouets. J'ignore ce que Ginette et Jacques sont devenus. Mais j'ai toujours Jopi. On ne se quittera sans doute jamais, lui et moi. Il m'a coûté trop cher !
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Commentaires
1Amanda HinaultLundi 26 Décembre 2011 à 10:41Répondre3GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:504GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:50
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