• grands moments de solitude 79 (tome 2)

     

                              Quand le rap est, quand le rap est là,

                              La techno s'en, la techno s'en va...

     

    En 1995 parut mon best-seller : la Bibliothécaire (plus d’un million d’exemplaires vendus, une dizaine de prix, autant de traductions, et l’aval de l’Education Nationale qui l’inclut dans le programme des collèges). Ce qui ne l’empêcha pas, avant sa parution, de subir les outrages d’une éditrice stagiaire en mal de reconnaissance.

             Cette personne, par ailleurs charmante, trouva judicieux d’apporter à mon texte — sans m’avoir préalablement consultée —, des modifications qui me valurent un moment de honte mémorable.

     

             Je vous explique. L’un des héros de l’histoire, le jeune rappeur Doudou, avait un langage bien à lui, à la fois rimé et rythmé, de sorte que le lecteur pouvait danser sur ses paroles ou les chanter, au choix. Ainsi trouvait-on, page 71 :

     

             Dans le ciel, la lune pointe sa tête ;

             Nous v’là près d’la bibliothèque.

             C’est tell’ment grand et tell’ment beau

             Que yo ! j’ai l’cœur qui fait l’gros dos!

     

             Dérangée, sans doute, par cette métaphore qu’elle jugeait obsolète, la stagiaire la remplaça par :

     

             Dans le ciel, la lune pointe sa tête ;

             Nous v’là près d’la bibliothèque.

             C’est tell’ment grand et tell’ment beau

             Que yo ! ne manque plus qu’ la techno.

     

             A la relecture des épreuves, je ne relevai pas la « correction » noyée parmi tant d’autres. On ne répétera jamais assez à quel point le bras de fer avec son éditeur est usant pour un auteur. (Ayant abordé maintes fois ce sujet dans mes romans et mes articles, je n’y reviendrai pas. Qu’on se souvienne simplement que, dans un manuscrit digne de ce nom, rien n’est laissé au hasard. Chaque mot, chaque virgule, chaque alinéa, est soigneusement pesé et réfléchi. Une fois « remanié » par une main étrangère, le texte perd son rythme, sa vivacité, sa cohérence, et se retrouve souvent truffé de répétitions, d’erreurs, voire d’invraisemblances.)

             Bref, le livre parut, agrémenté de ce vers que, de guerre lasse, j’avais validé.

             Hélas.       

     

             Dans les mois qui suivirent, je fus invitée par un établissement scolaire à rencontrer des élèves de cinquième, pour leur parler de mon roman et répondre à toutes leurs questions. En principe, je maîtrisais bien ce genre d’intervention. Mais cette fois-là…

             — Eh, m’dame, m’interpella un gamin de but en blanc, pourquoi Doudou il dit : « Ne manque plus qu’la techno » ?

             Prise de court, je bredouillai: 

           — Euh… parce qu’il aime bien ça, je suppose…

    Tollé général.

           — M’enfin m’dame, tout le monde sait que les rappeurs détestent la techno !

             (Euh… ah bon ? moi, je l’ignorais. La correctrice aussi, apparemment.)

             Devant mon embarras, la classe devint houleuse. Des propos agressifs fusèrent de toute part.

             — On imprime n’importe quoi, alors, dans les bouquins ? lança un élève, visiblement déçu.

             — Pourquoi vous écrivez des mensonges ? interrogea un autre.

             A l’évidence, mon manque de rigueur les choquait et ils tenaient à le faire savoir. L’occasion était trop belle d’en remontrer à un adulte, surtout un écrivain (censé, de par son métier, avoir la science infuse). Le ton montait, montait, agrémenté d’insultes et de gros mots. La prof, dépassée, tentait en vain de calmer le chahut.

             — Faites quelque chose, voyons ! finit-elle par me supplier. Expliquez-leur que vous ne vous êtes pas moquée d’eux, et tâchez d’être convaincante, c’est le seul moyen d’en venir à bout.

             Leur expliquer ? Et quoi, grands dieux ? Que je n’y connaissais rien en musique moderne ? Que le vers litigieux m’avait été imposé par l’éditeur ? Choix cornélien : ou je passais pour une fumiste et je perdais toute crédibilité, ou j’avouais ma faiblesse et j’avais l’air d’une truffe.

             Ayant opté pour la seconde solution, je chargeai la stagiaire au maximum — ce qui, vu le tour pendable qu’elle m’avait joué, me fit plutôt plaisir, et captiva mon auditoire.

             Après quoi, je m’enquis, selon mon habitude :

             — Avez-vous encore des questions à poser ?

           Quelques doigts se levèrent ; je désignai l’un d’eux.

             — Oui ?

             — M’dame, si c’est pas vous qui écrivez vos livres, pourquoi vous les signez, alors ?

            

           Voilà qui était frappé au sceau du bon sens !

     

    La bibliothécaire

     

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  • Commentaires

    1
    Yunette
    Mardi 11 Août 2015 à 08:28
    Me souviens d'une prolifération de points d'exclamation lors de la correction d'un texte où je voulais que la narratrice soit blasée. J'en ai validé 2, je crois ^^
    2
    Mardi 11 Août 2015 à 14:12

    Moi je dis : les éditrices stagiaires, faudrait les laisser écrire des bouquins, plutôt que les laisser réécrire ceux des autres. Peut-être qu'elles deviendraient aussi talentueuses et renommées que Gudule ?

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    3
    Mardi 11 Août 2015 à 14:24

    ... mais on persifle, on persifle... Je viens de tomber sur un article traitant du sujet, et dans lequel on trouve des perles du genre :

    "D'où cette question : peut-on être à la fois éditeur et écrivain ? Ces deux activités sont-elles conciliables, alors qu'elles semblent antagonistes ? Pour schématiser, l'éditeur incarnerait la générosité dans l'ombre, l'écrivain l'égoïsme nécessaire à toute création. Une tête pour deux casquettes, une à l'endroit, l'autre à l'envers ?"

    Ben voyons. Chacun sait que le contraire est impensable. Comment un créateur pourrait-il être généreux ?

    Une autre ? Bon, d'accord :

    "Un directeur de collection estime que, a contrario, tout auteur devrait vivre une expérience d'éditeur : « C'ela (sic !) le rendrait plus humble ! »"

    On croit rêver. Il est vrai que l'article vient du Figaro.fr, qui fait ce qu'il peut, le pauvre.

    4
    Yunette
    Mardi 11 Août 2015 à 14:41
    C'est sûr que j'imagine très bien ta Gudule en monstre d'égoïsme... non mais ils devraient peut être prendre un stagiaire pour les relire, eux...
    5
    Mardi 11 Août 2015 à 15:33

    Ah mais non, Yunette. Ce serait extrêmement préjudiciable à l'égo de ce genre de journalistes.

    6
    Mercredi 12 Août 2015 à 23:47

    Mouais, un Doudou qui se fait malmener, c'est courant dans les cours de récré, mais dans le monde de l'édition, quand même !

     

    Ils ne grandissent jamais ces gens là ? C'est donc pour ça qu'ils essaient de rapetisser les écrits de leurs (h)auteurs ?!

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