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grands moments de solitude 76 (tome 2)
Dans la plus stricte intimité
Pour les quatre-vingts ans de ma mère, j’avais invité toute ma famille, ainsi que celle d’Alex, à un grand repas champêtre. C’était l’été, nous avions dressé une immense table sous les pommiers, dans le verger attenant à la maison, et l’ambiance, à l’instar de la météo, était au beau fixe — du moins le croyais-je.
Comme mes belles-sœurs et moi mettions la touche finale aux préparatifs du repas, papa se pointa dans la cuisine.
— Je suis bien embêté, me glissa-t-il à voix basse.
— Que se passe-t-il ?
— Ta mère est en larmes. Elle trouve qu’il y a trop de monde. « Ces gens n’ont rien à faire à mon anniversaire », répète-t-elle sans arrêt.
— Mais… de quels gens parle-t-elle ?
Question superflue dont je connaissais d’avance la réponse. En dépit de mes efforts pour vaincre ses préjugés, maman avait toujours snobé ma belle-famille (qui ne semblait pas lui en tenir rigueur).
— Elle aurait voulu que ce repas de fête se passe dans la plus stricte intimité, reprit papa. Rien que ses enfants et ses petits-enfants, tu vois ? La présence d’ « étrangers » lui gâche son plaisir. Ne pourrais-tu leur demander de partir ?
J’en restai comme deux ronds de flan.
— M’enfin, papa, je ne peux pas virer mes invités au moment de passer à table, voyons ! De quoi j’aurais l’air, franchement ? Voilà quinze jours que je prépare ce banquet, j’ai bossé comme une malade pour que tout soit prêt en temps et en heure, et tu voudrais que je… Non mais ça rime à quoi, ce caprice ridicule ? Elle pourrait au moins respecter mon travail ! En plus, « ces gens-là », comme elle dit, lui ont apporté des fleurs, des cadeaux. Qu’est-ce qu’elle va en faire ? Les foutre à la poubelle ?
En fulminant, je rejoignis ma mère dans le verger où, telle une reine entourée de sa cour, elle trônait à la place d’honneur.
— Maman, sois raisonnable. Tu nous auras demain pour toi toute seule, mais en attendant, laisse-toi chouchouter, souris, prends du bon temps. Tu n’es pas contente d’être parmi nous ?
Elle détourna la tête sans répondre. J’insistai :
— Hé, maman ! Tu m’entends ?
— C’est sa nouvelle manie, intervint papa : sitôt qu’on dit un truc qui lui déplaît, elle fait la sourde.
Entre-temps, Alex, intrigué par nos conciliabules, s’était rapproché en douce.
— Y a un problème ?
Sans mesurer les conséquences de mes paroles, je lui expliquai de quoi il retournait, ce qui le mit hors de lui. Tel Hulk en pleine métamorphose, il fondit sur l‘octogénaire.
— Bon, maintenant, ça suffit ! Arrêtez vos simagrées ou vous aurez affaire à moi ! On se coupe en quatre pour vous faire plaisir, et vous, vous nous traitez comme de la merde. Je vous préviens, ma patience a des limites : je ne supporterai pas votre racisme puant une minute de plus !
Épouvantée par la tournure des événements, je m’agrippai au bras de mon mari en le suppliant de se calmer. Peine perdue ! Depuis le temps qu’il souffrait en silence de l’attitude de sa belle-mère, c’était enfin l’occasion de régler leur contentieux. Et cette fois, elle allait l’entendre !
Ben non, elle ne l’entendit pas. Conformément à sa nouvelle tactique, elle demeura impassible, détendue, un brin amusée, même, pendant qu’il lui sortait ses quatre vérités.
Les hurlements de l’un, le mutisme de l’autre, c’était plus que n’en pouvait supporter l’assistance. Un à un, les invités s’en furent, jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun « indésirable ». Ma mère allait l’avoir, son anniversaire dans la plus stricte intimité, mais ce ne serait pas moi qui m’en occuperais. J’avais assez payé de ma personne, qu’elle trouve une autre poire. Assise dans ma cuisine, face au repas intact qui peu à peu refroidissait, aux vins qui se délitaient, aux sauces mitonnées avec amour qui se figeaient, je sanglotais à fendre l’âme.
L’arrivée d’Alex, bras-dessus bras-dessous avec papa, m’interrompit.
—Mon gendre est formidable, déclara ce dernier, la mine réjouie. Il s’est montré à la hauteur de la situation et son petit laïus a bien recadré ta mère. Non seulement elle est en pleine forme, mais elle entend de nouveau et réclame à manger. D’ailleurs, moi aussi, cet incident m’a ouvert l’appétit. Il reste quelques tranches de gigot ?
En soupirant, je m’empressai de préparer un plateau. Ô douce naïveté des vieillards…
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Dire que quand mes soeurs et moi étions ados, mes parents disaient : "il sont pénibles, c'est l'âge bête". Tss.