• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 71

    Oncle Édouard

       Lorsque j'étais enfant, il y avait, chez nous, un réduit secret qui m'intriguait beaucoup. Je le découvris tout à fait par hasard, en nettoyant le grenier avec ma mère. Armées de plumeaux, nous faisions la chasse aux toiles d'araignées lorsqu’elle s’exclama, en  déplaçant une malle :

             — Il faudrait que je me décide à nettoyer là-dedans !

             Derrière la malle, il y avait une petite porte dont, jusque là, j’ignorais l’existence.

             — Qu'est-ce que c'est ?

             — Un abri sous les combles. Les précédents propriétaires y cachaient des Juifs, pendant la guerre. Va donc chercher la clé dans le tiroir de ma table de nuit.

             Je ne me le fis pas répéter, pensez ! 

             L’ouverture de la porte révéla une niche d’un mètre sur deux, d'une saleté repoussante. À mon grand désappointement, elle ne contenait qu'un paquet plat, emballé dans du papier Kraft, auquel je ne prêtai guère attention. Qu'espérais-je trouver ? Des cadavres ? Des squelettes ? Des traces de sang ou de griffures, attestant du calvaire des anciens occupants ?

             Tandis  que maman passait l'aspirateur, je m'y glissai, évoquant, les yeux fermés, l'épouvante des fugitifs terrés dans le noir. Elle s'empressa de m'en déloger : je n'avais rien à faire dans cet endroit malsain.

             — Et ne t'avise jamais d'y remettre les pieds, me recommanda-t-elle. Papa serait furieux. Déjà, s'il savait que je te l'ai montré, j'en entendrais des vertes et des pas mûres ! 

             Je promis de ne rien dire (et je tins parole), mais le réduit devint le décor récurrent de mes cauchemars. Puis je repensai au paquet. Que contenait-il ? Pourquoi était-il rangé là ? Avait-il un rapport avec les Juifs persécutés ? Ces questions, peu à peu, se mirent à m’obséder. Il fallait que je sache. Il le fallait absolument. Notre maison recélait un mystère que je devais à tout prix percer.

             Un soir, pendant que mes parents regardaient la télé, je piquai la clé, montai au grenier sur la pointe des pieds et, d'une main tremblante, ouvris la petite porte. Le paquet était toujours là.

             Tout en guettant les bruits de pas dans l'escaliers, j'entrepris de le déballer. Ce ne fut pas une mince affaire : caparaçonné dans une double épaisseur de carton, bardé de scotch et de ficelle, l'énigmatique objet me narguait. Mais comme j'étais plus têtue que lui, je parvins quand même à mes fins.

             Ce n’était qu’une peinture représentant  feu l’oncle Édouard, frère aîné de mon grand-père, dont je connaissais le visage par de vieilles photos. Les yeux maquillés, paré de bijoux, de fourrures et de châles, il était allongé, languissant, sur un sofa à fleurs, la main dans la braguette.

             En dépit de ce détail incongru — qui me fit pouffer rire —, je fus très déçue. C’était ça, le fameux mystère qui m’avait tenue éveillée des nuits durant ? Une croûte représentant un bonhomme déguisé ? En me moquant de moi-même, je le remballai de mon mieux, le refourrai dans sa cachette et l’oubliai.

      Quelque quarante ans plus tard, mon père, veuf de longue date, me légua, sur son lit de mort, le « tableau de la honte ».

             — Ne le montre jamais à personne, exigea-t-il. Je ne veux pas que la mémoire de mon oncle soit souillée par la révélation de ses mœurs dissolues. Ce serait humiliant pour toute notre famille !

             — Pourquoi  as-tu gardé ce portrait, alors ? m’étonnais-je. Tu n’avais qu’à le détruire.

             — Détruire une œuvre de T. ? Tu n'y penses pas, voyons ! Ça vaut une fortune ! 

             Je bondis :

             — C'est un T. ? Un authentique ? Tu es certain ?

             — Bien sûr : ils étaient amants.

      Aujourd'hui, passant outre les dernières volontés de mon père, j'expose oncle Édouard dans mon salon, et cette toile fait ma fierté. Ce qui ne m'empêche pas de me traiter, en mon for intérieur, de renégate…


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  • Commentaires

    1
    Lundi 27 Février 2012 à 18:09
    Castor tillon
    C'est marrant de voir comme les extrêmes se côtoient, dans la famille. Après tantine l'écrivaine maudite, voilà tonton l'amant maudit. L'ambiance était peu-être stricte, mais on ne devait pas s'ennuyer !
    2
    Lundi 27 Février 2012 à 19:46
    Castor tillon
    En tous cas, maman n'avait pas à rougir de toi : tu as été soeur Gudule, et même mère supérieure.
    3
    Mardi 28 Février 2012 à 02:52
    Amanda Hinault
    Mais dans quel monde tu es née ... tu aurais pu très mal tourner, avec des influences comme celles-ci tu aurais pu devenir une bigote prude et chaste. Heureusement pour toi et nous, il y avait quelques brebis libérées dans le troupeau ^^
    Je parie que tu pourrais commencer une collection de peinture en demandant a te faire immortaliser par tes connaissances. Désolée je suis curieuse et j'ai cru déceler une pointe de jalousie à l'endroit de l'oncle Edouard non ? A moins que ce soit déjà le cas et qu'un jour Mélanie trouve ce genre d'objet sulfureux dans un coin de ton grenier !
    4
    Mardi 28 Février 2012 à 11:43
    Amanda Hinault
    C'est justement ce que je voulais dire, je ne parlais pas de jalousie mal placée mais d'avoir voulu le connaitre plus, plus tôt et peut-être même d'avoir été peinte tout comme lui dans ce qu'il y avait de plus vrai :)
    5
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Ma maman disait : dans la famille de mon mari, il y a de anges ou des démons. Par anges, elle entendait les deux religieuses, l'humanitaire dont je parlerai demain, et mon père, bien entendu. Le reste — Bernadette, sa sœur peintre et leurs deux frères (le bigame et le bipolaire qui vivaient tous deux à Rio) étaient voués au feu de l'enfer. Le tonton pédé était, lui, de la génération précédente. Il disait quoi, Gide, déjà ? Ah oui, famille, je vous hais. Encore un fameux suppôt de Satan, çui-là !
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    6
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    Renégate peut-être mais désintéressée : tu aurais pu le vendre, au fond ! Au fond, tu es fière de lui, de cet oncle tante !
    7
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    @ Amanda : je ne comprends pas ce que tu veux dire par "pointe de jalousie". Ce bon oncle Edouard, je l'asore. il est sans doute le membre de ma famille dans lequel je me reconnais le plus. Et le fait que ses descendants aient eu honte de lui me le rend encore plus cher. Sans compter que le portrait est sublime !
    @ Odomar : vendre mon tonton ? Quelle horreur ! Me prendrais-tu pour une Judate, par hasard ?
    @ Castor : ma pauvre mère, si elle savait que j'ai caché mes turpitudes sous le saint nom de "sœur Gudule", elle me maudirait !
    8
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    Il est vrai qu'avec 30 deniers, on ne va plus très loin de nos jours.
    9
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Et puis bon, un T. vaut nettement plus que ça !
    10
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Nous nous serions sans doute bien entendus, lui et moi. Et puis, le milieu des artistes parisiens, dans les années vingt, ça devait être quelque chose ! Mais malheureusement, c'était mon grand-oncle. Il est mort bien avant ma naissance. Ne reste que cette image qui me fait rêver...
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