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grands moments de solitude 7 (tome 2)
Ainsi disparut Leonor Westwood
Début 90, un éditeur en vue — appelons-le Laurent —, me téléphone. Il projette de créer une collection de romans policiers féminins, sur le modèle anglais. Le Club Agatha, ça s’appellera. Deux autres écrivaines sont déjà partantes, et il souhaiterait ma collaboration. Son unique exigence est que nous signions d’un pseudonyme anglo-saxon. No problemo, en ce qui me concerne.
— Avant de te donner le feu vert, j’aimerais quand même avoir un aperçu de ce que tu nous proposes, ajoute Laurent tandis que nous discutons des modalités.
Or, il se fait que Jean Rollin, directeur de la collection Frayeur, au Fleuve noir, vient de me refuser mon dernier manuscrit, « Poison », trop bâtard à son goût. L’histoire commence comme un polar et, au bout d’une centaine de pages, vire au fantastique. Ce mélange de genre lui déplaît car, à ses yeux, dénouer une intrigue policière par le biais du fantastique est la solution de facilité. A priori, il n’a pas tort, mais ce n’est pas l’avis de Laurent qui préfère juger sur pièce et me réclame l’ouvrage en question.
En fait, après lecture, son opinion rejoint celle de son prédécesseur.
— J’aime énormément la première partie et tous les éléments que tu y mets en place, m’explique-t-il, mais vire-moi le fantastique et résous ton énigme toute seule comme une grande. En plus, je veux que ce soit ce personnage-là le criminel, et pas un autre.
Non mais, quoi encore ? Qui c’est l’auteur de l’histoire ? Lui ou moi ?
Effarée par ses exigences, je commence par refuser. C’est la quadrature du cercle qu’il me demande là ! Un truc impossible ! Mais bon, à la réflexion, le défi m’excite. Je remanie complètement le texte, bâtis une nouvelle trame et, ma foi, ne m’en sors pas trop mal. Si bien que trois semaines plus tard, je lui apporte la seconde mouture qu’il accepte sans hésitation.
Il ne me reste plus qu’à choisir un pseudo. Leonor Westwood recueille tous les suffrages, et la secrétaire prépare le contrat.
Contrat que je ne signerai jamais car, le lendemain matin, un coup de fil de Laurent me tire du lit : le directeur commercial saborde la future collection, qu’il estime d’avance vouée à l’échec.
— Heureusement qu’on a pris notre temps, conclut placidement Laurent. Si notre service juridique avait enregistré ton dossier, il aurait fallu tout annuler ; tu imagines la galère ?
La galère, ouais, c’est le mot juste. Trois semaines de boulot fichues à l’eau…
— Bah, ne râle pas, va, me réconforte-t-il. Tu replaceras « Poison » ailleurs.
Je bondis :
— Formaté comme il est ? Tu rigoles ? Personne n’en voudra.
— Pourquoi ? Ça n’enlève rien à ses qualités. On ne se rend même pas compte que tu l’as traficoté.
J’ai replacé « Poison », en effet. Cinq ans plus tard. Dans mon gros recueil paru aux édition Bragelonne sous le titre : « Les filles mortes se ramassent au scalpel ». Un recueil signé Gudule, bien sûr. Pas Leonor Westwood, tombée aux oubliettes avant même d’exister.
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Commentaires
Et maintenant, notre minute de pub : chantons nous en chœur :"CASTO, CASTO, CASTOR À MOI-A"
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Ça me fait de la peine.