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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 67
À l’ombre des jeunes filles en fleur
Mes seize ans étaient d’autant plus turbulents que mes parents, selon leurs propres termes, me « serraient la vis ». Libre de mes faits et gestes, j’eusse été plutôt sage. Mais, bridée comme je l’étais... D’autant que mes lectures et mon tempérament légèrement exalté me donnaient, de l’existence, une idée romanesque fort éloignée de la réalité. Dans le domaine de l’amour, en particulier. La mixité scolaire n’existant pas encore, dans les écoles chrétiennes, et mes parents faisant barrage à toute fréquentation masculine, je m’éprenais d’office des rares spécimens mâles que je recontrais.
Ce long préambule explique ce qui va suivre.
En allant acheter mes livres scolaire dans la nouvelle librairie du quartier, j’avais fait la connaissance du fils de la libraire, un dénommé Francis de vingt et quelques années. Physique assez banal, si ma mémoire est bonne, mais grande complaisance. Et aussi féru de littérature que je l’étais moi-même, ce qui, très rapidement, tissa entre nous un lien privilégié. Je pris donc l’habitude de me rendre quotidiennement aux « Mille et une pages », sans que cette assiduité inquiète ma mère (excellent alibi, la culture générale !). Et ce qui devait arriver arriva : je tombai raide-dingue de Francis. Pensez ! Une romance née sous l’égide de Voltaire, Sartre, Proust et Colette... Je dévorais avidement tous les bouquins qu’il me conseillait, inscrivais son nom dans les marges de mes cahiers, et, surtout, me mis à lui écrire des lettres torrides. Lettres que je gardais pour moi, bien entendu. Jusqu’au jour où...
Nous avions eu, cet après-midi-là, une conversation bouleversante. Où il était question d’amour, eh oui. Celui, sublimé à l’extrême, d’Humbert Humbert pour Lolita, dans l’œuvre, audacieuse, certes, mais si vibrante de Nabokov. J’y vis un signe. Mieux, un message. Plus encore : une déclaration... S’il me restait un doute quant à ses sentiments, il était à présent dissipé.
Je ne fermai pas l’œil de la nuit, et, au matin, je pris ma plus belle plume et rédigeai une missive, destinée, cette fois, à être lue par lui. J’y avouais ma passion de manière explicite et y formulais moult projets d’avenir....
En tremblant d’émotion, je me rendis à la librairie pour la lui donner. Il n’y était pas. Sa mère non plus. Une inconnue entre deux âges les remplaçait. Lorsque je m’informai des raisons de leur absence, elle me répondit :
— Ils sont au mariage.
— Quel mariage ?
— Celui de Francis. Sa fiancée, Lydia, est la meilleure amie de ma fille.
Le direct à l’estomac me laissa KO.
— Ça va ? s’enquit la dame en me voyant tituber.
J’eus la force de tourner les talons et de m’enfuir en bredouillant :
— Oui, oui, merci. Je repasserai...
Je n’ai jamais remis les pieds aux « Mille et une pages ».
La lettre a longtemps servi de signet à « Lolita ». Puis je l’ai jetée, en bénissant le maître Hasard pour son timing. Si je l’avais écrite un jour plus tôt, bonjour le pataquès !
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Commentaires
1benoît barvinJeudi 23 Février 2012 à 07:54Répondre
Bon, chuis un peu hors-sujet, là, mais c'était juste pour mettre l'accent sur le non-dit. Le lien privilégié et les visites quotidiennes auraient dû... enfin bon. Moi ça me fait mal au coeur de lire des trucs comme ça.6guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:497guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:498guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:499guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:4910OdomarVendredi 29 Août 2014 à 13:49
Cf. Boris Vian "Vous mariez pas, les filles, vous mariez pas!"
La morale qui conviendrait à la plupart de ces GMS, c'est "A quelque chose malheur est bon !"
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