• grands moments de solitude 61 (tome 2)

     

                                     Ma rencontre mémorable avec Jean-Pierre Bouyxou*

     

           Petit texte écrit pour le numéro « spécial Jean-Pierre Bouyxou » de la revue Lunatique.

           En ce temps-là, Jean-Pierre Bouyxou répondait encore au téléphone, et venait quand on l’invitait. C’était il y a fort longtemps. Je travaillais, pour ma part, dans la presse dite “de charme” — du cul bas de gamme, en vérité ; des babils de sous-ventrière dont nous abreuvaient des lecteurs prolixes, et que nous publiions après remise en forme. Jean-Pierre, quant à lui, dirigeait une revue érotique à haute tenue morale, et par ailleurs fort belle, que j’admirais beaucoup. Comment fûmes-nous amenés à nous rencontrer ? On ne peut plus simplement : un jour, il débarqua, sans tambours ni trompettes, dans l’entreprise où je sévissais vaille que vaille. Pour quelle raison ? Je l’ignore. À l’instigation d’une de mes collègues, peut-être ? Ou par simple curiosité professionnelle ?

             Bref, il se présenta à l’accueil, accompagné de trois de ses plus proches collaborateurs, messieurs Félix Lechat*, Jérôme Fandor* et Georges de Lorzac*, et demanda à parler au maître de maison. Ce dernier étant absent, je le remplaçai au pied levé, et ainsi, ô merveille, ô joie, ô volupté, eus-je le privilège de voir, de mes propres yeux — et dans toute sa splendeur — l’insigne visiteur.

    Il était beau, je ne crains pas de le dire. Et, chose fort troublante, ses trois compagnons semblaient ne former, avec lui, qu’une seule et même personne. Ayant été élevée dans la religion, je ne pus m’empêcher d’évoquer la Sainte Trinité. Sauf qu’il s’agissait du Saint Quatuor — ce qui est encore mieux — et qu’il ne se composait point, comme l’autre, d’un vieillard cacochyme, d’un crucifié pantelant et d’une colombe en rut (trio, à tout prendre, d’assez mauvais goût), mais de quatre jeunes gens fort bien faits de leur personne, qui se ressemblaient comme des frères.

    Mon cœur battit, ce jour-là, je l’avoue, quatre fois plus vite qu’à l’ordinaire.

    Je fis entrer dans mon bureau l’entité multiforme, et nous causâmes. Jean-Pierre et consorts avaient autant d’esprit dans leurs propos que dans leurs écrits, et je voyais briller, au fond de leurs prunelles, la même affriolante malice que celle qui me transportait quand je lisais leurs rubriques. Pour quelqu’un qui, comme moi, éprouve pour tout ce qui est couché sur papier une passion proche de l’hystérie, il y avait, au sens propre du terme, de quoi perdre la tête.

    Je la perdis donc, au cours d’une conversation dont j’ai oublié la teneur mais point la profonde sensualité. Ni la gouleyante érudition, dans la veine de la revue qu’animaient ces messieurs, et qui — ai-je omis de le signaler ? — portait le fascinant nom de « Fascination »

    Je la sentais (ma tête) se décoller doucement de mes épaules quand l’ange entra.

    L’on embauche quelquefois des anges, dans les rédactions comme les nôtres. Leur fonction consiste à épicer d’un zeste de séraphisme les diableries que nous publions, afin d’amadouer la censure — voire le public. C’est notre caution morale, en quelque sorte. Notre vade-mecum (et non point “va de mes couilles”, je vous en prie, évitons les jeux de mots foireux si nous ne voulons pas que cet articulet se désarticule !). Or, cet ange-là était femelle, et, contrairement à ses semblables, possédait bel et bien un sexe, dont elle usait, fort adroitement, à tout propos.

    Entre l’ange et le quatuor, ce fut, comme qui dirait, le coup de foudre. Enfin, je le crus…

    Ma tête reprit illico sa place d’origine : la simple mortelle que j’étais, plus très jeune de surcroît, ne faisait pas le poids, face à une créature céleste de cette trempe.

    Celle-ci battait des ailes, ce qui, dans son langage, était fort éloquent. Jean-Pierre et ses trois acolytes ne pouvaient ignorer, sous peine de muflerie, d’aussi flagrantes avances, si bien que la conversation, jusque là édifiante, prit un tour polisson. Me sentant de trop, je m’éclipsai sous un prétexte quelconque — un éditorial à torcher, si ma mémoire est bonne ; ou des épreuves à corriger —, pour les laisser en tête-à-tête. J’avais les boules, comme on dit. Les anges qui vous cassent votre coup avec une telle désinvolture, je les vouais aux gémonies. Aux feux de l’enfer. Aux géhennes infernales jusqu’à la vingt-troisième génération !

    Je ruminai ma déception toute la soirée et toute la nuit. Jusqu’au lendemain matin, en fait, lorsque je vis se pointer, l’aile en berne et l’auréole caduque, mon bel ange dépité. Elle avait, m’avoua-t-elle, invité le quarteron chez elle, fermement décidée à l’emmener au septième ciel. Dans ce but, elle lui avait fait boire un philtre aphrodisiaque de sa composition, lui avait tenu des discours licencieux, et s’était montrée sous son meilleur jour.

    — Je les pensais à ma botte, ces quatre nigauds, me dit-elle (un ange botté, n’est-ce pas le summum du fétichisme ? NDLA). Eh bien, me croiras-tu ? Quand sonna minuit — l’heure du crime et des élans bestiaux —, telle Cendrillon, ils s’enfuirent sans demander leur reste. Abandonnant, dans leur précipitation, quatre godillots de verre sur les marches de mon immeuble.

    Et, ce disant, elle exhibait piteusement le quadruple trophée, gage de sa déconfiture.

    Je lui en demandai un ; elle me les donna tous avant de partir vaquer à ses occupations. Encore aujourd’hui, ils trônent sur ma cheminée, me rappelant, par leur seule présence, qu’ici-bas tout n’est que vanité. Je les chausse quelquefois, comme le petit Poucet ses bottes de sept lieues, dans l’espoir qu’ils m’entraînent, par-delà les veaux et les mous, au Parnasse des génies littéraires. Hélas trois fois hélas, ils sont trop grands pour moi et je les perds en route. Alors, bon, je les fous dans un placard, et je relis ma collection de Fascination en me bourrant de chocolat blanc. Si ça ne fait pas de bien, au moins, ça ne fait pas de mal, et ça enrichit ma culture générale.

     

                       * Journaliste, écrivain essayiste, cinéaste et acteur (voir sa biographie sur Wikipedia)

                       * Divers pseudonymes de J.P. Bouyxou

     

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 06:05
    Tororo

     A cette façon de transfigurer une mésaventure que d'aucuns pourraient juger triviale, on reconnaît bien l'auteur de La ménopause des fées.

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    2
    Yunette
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 08:04
    Saleté d'ange !
    3
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 13:15

    Oui, vivement la ménopause des anges.

    4
    Samedi 1er Août 2015 à 14:06

    Amen-orrhées ^^

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