• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 61

    La vieille dame et le petit Chinois

      Il était une fois une vieille dame indigne, amoureuse d’un acupuncteur qui aurait pu être son petit-fils. Durant plus de deux ans, elle s’offrit, avec sa retraite, une séance de soins hebdomadaire...

             Cette vieille dame, c’est tante Bernadette. Elle a trente ans de plus ; moi aussi. Elle n’écrit plus ; moi bien. Et c’est pour ça que je l’intéresse. « Observe-moi, raconte-moi, je serai ton plus beau personnage », me dit-elle souvent. (Et, quelque part, elle n’a pas tort : j’en ferai l’héroïne de ma « Petite fille aux araignées ».) Bref, la voilà qui se met en tête d’organiser des goûters fins en l’honneur de sa passion du moment — passion non réciproque, je tiens à le préciser. J’y suis conviée en tant que témoin, et, bien que ce rôle me mette mal à l’aise, je me plie à ses desiderata : elle est si âgée ! Encore verte, certes, encore allègre, vêtue avec recherche, mais frôlant quand même les quatre-vingts cinq ans !

             Dans son coquet studio du Marais, nous nous retrouvons donc devant un lapsang-souchong avec le docteur Ming, fluet quadragénaire au visage de porcelaine. Bien décidée à le séduire, elle papillonne autour de lui, l’effleure du bout des doigts, le taquine, alternant subtilement regards enjôleurs, rires chavirés, propos coquins. À ces flamboyantes sollicitations, il répond par un sourire poli, et  se contente de grignoter ses macarons de chez Ladurée avec une discrétion de bon aloi. J’en fais autant — je ne suis pas là pour donner la réplique à ma tante. Depuis quand les spectateurs mêlent-ils leur grain de sel aux trilles des divas ? 

             — C’était parfait, roucoule-t-elle, une fois son invité parti. Je crois que le poisson est ferré. On remet ça la semaine prochaine.

             La scène se répète à plusieurs reprises sans qu’entre la vieille dame et le petit Chinois les sentiments semblent évoluer. Cependant, malgré les apparences, ce dernier n’est pas indifférent à l’atmosphère glamour qu’instaure son hôtesse. Si bien qu’un jour, pendant qu’elle prépare le thé à la cuisine, il se lève, vient vers moi et, sans crier gare, me roule un patin. J’en reste estomaquée, et plus gênée que je ne saurais l’exprimer. 

      Ce fut la dernière fois que j’assistai aux goûters de tante Bernadette. Elle m’en voulut beaucoup, car, sans sa spectatrice, la pièce tourna court. Après un ultime thé en tête-à-tête, le docteur Ming déclina toutes ses invitations. Et, à la consultation suivante, il lui fit répondre par sa secrétaire que, pour raison médicale, le traitement s’arrêtait.

            C’est à dater de ce jour qu’elle se mit à décliner. Elle est morte l’année suivante.

     

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 17 Février 2012 à 10:36
    benoît barvin
    Ah, ces dernières phrases avant le "Fin" fatidique, phrases qui donnent tout leur sens à la nouvelle... En tout cas, cette tante était pleine de verdeur, pour son âge, mais y a-t-il un âge pour aimer? En tout cas, l'acupuncteur avait bon goût!
    2
    Vendredi 17 Février 2012 à 14:17
    Castor tillon
    Tu as une façon d'amener les choses qui va me bousiller les zygomatiques, un de ces jours.
    C'est triste pour tantine, mais il y a un âge où on n'a plus aucun charme, à part pour ses arrière-arrière-petits-enfants.
    3
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Oh, ça, c'est sympa, mon cher frère ! Je n'en attendais pas moins de vous !
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    4
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Je crois qu'elle ne l'a jamais réalisé... C'est une grande chance, finalement. Vivre et mourir d'illusion, qu'est-ce qu'on peut rêver de mieux ?
    5
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    C'est plus que pathétique, c'est tragique : ne plus susciter le désir, quand on dépasse une certaine différence d'âge.
    Qu'elle ne l'ait jamais réalisé est une consolation, en effet. Envions Bernadette !
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Que voilà des propos bien amers, cher Odomar. Envions Bernadette, certes, mais ne suivons point son exemple. Préférons les charmants vieux messieurs aux jeunes goldeluraux à la dent dure et au muscle acéré. Enfin, ce que j'en dis, hein, c'est histoire de causer...
    7
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    Ah je me réjouis qu'on puisse préférer les "charmants vieux messieurs" ! Mais ceux-ci ne peuvent que fantasmer s'ils sont attirés par les infernales et cruelles lolitas...
    En gros, ton relieur moustachu a eu de la chance.
    8
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Ah ça, surtout dans notre société qui voit des pédophiles partout ! Regarde Polanski... Le pauvre Nabokov aurait du mouron à se faire, s'il revenait aujourd'hui !
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