• grands moments de solitude 58 (tome 2)

                                                             

                                             Tu seras un homme, mon fils

     

              La cour de l’école d’Aubervilliers n’étant séparée de la rue que par un grillage à claire-voie, j’avais pris l’habitude d’aller faire mes courses à l’heure de la récréation. Cela me permettait de voir Frédéric en passant — le plus souvent à son insu.

               Or, ce jour-là, au lieu de jouer avec ses camarades, il affrontait, seul, une demi-douzaine de gamins braillards. Sa posture menaçante : dos au mur, poings en avant, dents serrées, lippe mauvaise, me mit aussitôt la puce à l’oreille. Cette fois, il ne s’agissait pas d’un jeu ; mon fils était bel et bien prêt à en découdre.

               Un peu inquiète, j’appelai la surveillante pour lui demander des explications. Elle me les donna volontiers.

               Comme il avait plu la nuit précédente, la cour était pleine de limaces que les enfants s’amusaient à piétiner. En ardent défenseur des animaux, Frédéric s‘était empressé de ramasser les survivantes, les avait entassées dans un coin, et montait la garde devant. Quiconque approchait des gastéropodes était refoulé sans pitié.

               Cette attitude chevaleresque amusait visiblement l’institutrice. Moi, elle me chavira. Le poème de Rudyard Kipling « Tu seras un homme, mon fils » me revint aussitôt en mémoire, et je criai:

               — Bravo, mon chéri ! Je suis fière de toi !

               Dopé par cet encouragement, Frédéric, perdant toute mesure, fonça tête baissée sur le plus proche assaillant qui se retrouva à terre, le nez en sang.

               Tout en l’emmenant à l’infirmerie, l’institutrice me décocha un regard noir.

               — Ah là là, voilà ce qui arrive quand on laisse les parents se mêler de la vie scolaire ! lança-t-elle à sa collègue, suffisamment fort pour que je l’entende.

               Dans la semaine qui suivit, le grillage fut remplacé par une palissade opaque. Et désormais, je fis mes courses l’après-midi.

     

    Aubervilliers

                                                                 Gudule à Aubervilliers en 1971

     

     

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  • Commentaires

    1
    Yunette
    Mardi 21 Juillet 2015 à 08:46
    Briller aux yeux de maman, quel honneur!
    2
    Mardi 21 Juillet 2015 à 13:59

    Les petits mollusques ont été sauvés par le gong. Le challenger rafle le titre, et le remettra en jeu à la prochaine pluie.

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    3
    Samedi 1er Août 2015 à 14:12

    Indémodable marinière... Elle en a de beaux yeux, Gudule !

    N'empêche, c'est marrant, c'est elle qui fait ses courses et c'est son fils qui fonce :)

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