• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 57

    La réprouvée

       Au Thier-à-Liège, nous avions une voisine que personne n’aimait. Elle avait « un genre », comme on disait alors. En gros, elle portait des pantalons, n’allait pas à la messe le dimanche et s’attardait parfois, sur le pas de sa porte, à discuter avec de très jeunes gens. De plus, son rouge à lèvres débordait largement autour de sa bouche, ce qui, de l’avis général, était le signe d’une femme de mauvaise vie.

             — Ne parle pas avec madame Julienne, me disait-on.

             Et quand je demandais pourquoi, on me répondait évasivement : .

             — Ça ne regarde pas les enfants.

             Un jour, en jouant dans le pré du terril, là où les gens du crû jetaient leurs détritus, je découvre un trésor : une petite brosse et une ramassette. La brosse est pelée, la ramassette fendue, mais elles remplissent encore leur office. Je les ramène fièrement à Tantine, qui n’en veut pas. Alors, dans mon esprit, germe une super-idée :  je vais « louer » mes services aux mères de mes copains, contre une petite pièce. Ainsi, je pourrai acheter, à la boulangerie, ces délicieuses sucettes à « l’assucitru » (comprendre « acide citrique ») qui rendent la langue toute rouge et font grincer des dents.

             Sitôt pensé, sitôt fait. Hélas, j’en suis pour mes frais. Le Thier-à-Liège n’est peuplé que de bonnes ménagères, économes de surcroît, dont le sol est impeccable et le budget serré. Elles déclinent donc mon offre.          

             Ne reste que madame Julienne.

             Sur son seuil, j’hésite, je piétine. Entre l’appât du gain et le devoir d’obéissance, le choix est cornélien. Le Bien et le Mal se disputent mon âme.

             Le Mal gagne, comme toujours. D’un doigt incertain, je toque à la porte. Madame Julienne vient ouvrir. Elle est en pyjama, pas coiffée, pas maquillée ; on dirait ma tante au réveil (sauf que là, il est presque midi). Tout intimidée, j’expose ma requête.

             — C’est le Ciel qui t’envoie ! s’écrie-t-elle en riant.

             Et elle me fait entrer dans une cuisine très sale, au carrelage jonché d’épluchures et de miettes de pain.

             — Au travail, petite fée du logis !

             Ma prestation, bien  qu’approximative, me rapporte cinq francs ; une véritable fortune. Que je m’empresse d’aller dépenser à la boulangerie, ce que la boulangère, elle, s’empresse de raconter à ma tante.

             — D’où tenais-tu cet argent ? me demande sévèrement cette dernière.

             — J’ai balayé chez les voisines. 

             — Tu mens : elles m’ont toutes dit qu’elles t’avaient rembarrée. N’aurais-tu pas piqué des sous dans mon porte-monnaie, par hasard ?

             J’ai baissé la tête. Valait-il mieux passer pour une voleuse, ou avouer mes mauvaises fréquentations ? En terme de morale, le vol était moins grave... J’ai donc avoué un crime que je n’avais pas commis pour en cacher un autre. Et, en punition, j’ai dû balayer la cuisine, gratuitement, pendant huit jours !

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  • Commentaires

    1
    Lundi 13 Février 2012 à 09:59
    benoît barvin
    Joli petit conte, Chère Soeur. Il m'a égayé en ce début de journée...
    2
    Lundi 13 Février 2012 à 11:25
    Amanda Hinault
    Oh que je le trouve triste ce conte moi :'(

    Pour avoir été moins discriminante que le reste du monde, tu t'es retrouvée punie. Il a un petit côté Cosette contre l'injustice du monde dans cette histoire ...
    3
    Lundi 13 Février 2012 à 17:04
    Castor tillon
    Si j'étais sûr de ne pas faire de mauvais esprit, je dirais que madame Julienne, au moins, n'avait pas le cul serré. Ni le porte-monnaie.
    En fonction de quoi un enfant pense-t-il qu'il est moins grave de voler que de faire le ménage chez une femme mise à l'écart ? Les motivations des adultes sont tellement la plupart du temps à côté de la plaque, on ne sait jamais sur quel pied danser...
    J'ai bien aimé la ramassette.
    4
    Mercredi 15 Février 2012 à 22:07
    Gringoteq
    J'adore cette histoire.
    5
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Ravie de vous avoir quelque peu diverti, cher frère ! Et bon lundi glacé.
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Je suis très touchée par ton commentaire, Amanda. C'est vrai que toute petite, je ressentais déjà l'horreur de la discrimination. Mais c'est très difficile pour un enfant de se faire une opinion quand on vit dans un milieu rempli de préjugés absurdes !
    7
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    Je commence bien ma journée, j'ai appris un nouveau mot : "ramassette". Je présume que c'est une petite pelle pour le balayage ?
    8
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Oui, c'est comme ça qu'on dit en Belgique.
    9
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    Apparemment oui, et c'est belge !
    10
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    Je pense que c'est assez clair, finalement. Julienne était une femme "de mauvaise vie", ou considérée comme telle. Son péché, c'était le sexe, donc le plus grave de tous aux yeux des puritains coincés au milieu desquels Gudule a grandi.

    Le sexe c'est pire que tout ! Donc pire que le vol. Notre amie avait parfaitement compris la mentalité de sa tante et de ses pareilles. En avouant un vol non commis, elle risquait moins qu'en encourant tous les soupçons de connivence avec Julienne, c'est-à-dire le Diable.

    Le vol, après tout, les bourgeois y passent leur temps, ils l'ont même institutionnalisé (le crédit, la banque la bourse, la finance, etc.). Ils savent et ils professent que violer n'est pas un péché : le seul péché c'est de se faire prendre. Mais c'est un péché moins grave que le sexe !
    11
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    voler, pas violer ! Drôle de lapsus....
    12
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Hi hi, j'avais remarqué le lapsus. Très à propos, d'ailleurs.
    Je pense que tout a été dit, et pertinemment, sur 'hypocrisie petite-bourgeoise des années 50. Ceci dit, les préjugés d'aujourd'hui, s'ils ont changé d'objets, sont aussi virulents. Suffit d'entendre les discours pleins de lieux-communs nauséabonds de nos ministres...
    13
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Nadege
    Je rajouterai qu'en vous "protégeant", vous l'avez aussi protégée même si vous n'avez peut-être pas pensé comme ça à l'époque.
    14
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Bien vu !
    15
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Oh, merci !
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