• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 49

    La contestataire

       Mai 1977. Une réunion de travail ordinaire à l’Echo des Savanes, présidée par M., le rédacteur en chef, flanqué de son psy. Dans l’assistance, des dessinateurs(trices), des rédacteurs(trices), un photographe, un philosophe, Alex et moi. Les idées s’échangent un peu mollement quand un groupe de punks (ce mouvement tout neuf, venu en droite ligne de Londres)  déboule dans les locaux. Une demi-douzaine de grands ados blèmes, en guenilles cradoques et gros godillots, les cheveux rasés ou hérissés et teints de couleurs vives, brandissant des pancartes « no future » tout en braillant des slogans nihilistes.

             Devant notre air effaré, M. déclare :

             — C’est moi qui les ai invités, histoire de bousculer un peu notre petit train-train.

             Ah ? Bon.

             — Installez-vous, ajoute-t-il à l’intention des nouveaux-venus, et prenez part aux discussions.

             C’est mal connaître les trublions, qui s’empressent de foutre leur zone. Ils interpellent les uns, insultent les autres, crachent par terre, grimacent, montrent leur cul. On essaie, tous autant que nous sommes, de faire bonne figure. On rigole de leurs vannes, on s’enquiert de leurs motivations, on répond à leur provoc du tac au tac... jusqu’au moment où l’un d’entre eux — le plus vindicatif — se plante devant Alex en le traitant de ringard, de sale bourge, de minable, de dessinateur à deux balles, etc. C’est d’autant plus odieux qu’après avoir frappé en vain à toutes les portes, Alex commence à peine, professionnellement (et financièrement) à sortir la tête de l’eau.

             Ma réaction est aussi violente qu’intempestive — et bien dans le ton de l’agression, finalement. J’ai juste le temps de bondir de ma chaise et de foncer jusqu’aux toilettes où je vomis mon déjeûner dans un bruyant concert de borborygmes. Une seconde de plus et je lui gerbais sur les pompes, à ce connard, dis donc !

             Ça a jeté un froid.

             La réunion a tourné court.

              Et les punks sont repartis, en laissant derrière eux des canettes de bière vides, des mégots de pétards et des papiers gras.

      Ce fut la première manifestation de notre fille Mélanie, qui devait naître sept mois plus tard.  

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 5 Février 2012 à 07:34
    benoît barvin
    Ah, cette classe du nouvelliste raffiné! Entraîner son lecteur sur une piste - ici, la punk attitude -, le balader tranquille au milieu de la petite forêt des mots, des anecdotes, des péripéties... et puis, blam! la phrase qui tue, au final, extrayant le gentil lecteur du ronron et ouvrant le texte sur un - joli, ici - futur... Du grand art, mitonné avec élégance. Tout le contraire - dit le vieux ronchon qui ne dort en moi que d'un oeil -, tout le contraire, donc, de ces dernières années, ployant sous le poids de l'inculture du Résident... Merci, Chère Soeur, de ce moment de grâce.
    2
    Dimanche 5 Février 2012 à 15:19
    Castor tillon
    Truculent et hilarant, ce petit texte du dimanche nous regonfle à bloc le boyau de la rigolade.
    M. n'avait que de bonnes idées, c'est bien connu ! Ceci dit, je n'ai pas l'impression que son psy faisait oeuvre bien utile, sans vouloir être médisant.
    En tout cas, c'était très méritoire à Mélanie de défendre son papa, tu aurais dû rester sur ta chaise, et la laisser faire.
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    3
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Alors là... Un tel compliment venant d'un grand professionnel, je glougloute, je jabote, je fais la roue telle une dindonne caressée dans le sens de la plume ! Merci, monsieur Barvin !
    4
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    C'est aussi son avis : elle l'a écrit sur facebook ce matin. Et c'est d'autant plus méritoire de sa part qu'elle est dans le même état que moi à cette époque...
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