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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 48
Bombe sexuelle
L’amour en chaussettes, quel souvenir !
Le projet était parti d’un gag potache entre l’éditeur Thierry Magnier et moi.
— J’ai toujours eu envie d’écrire un bouquin de cul pour les gosses, m’étais-je écriée, un jour où nous buvions un coup.
— Et moi, j’ai toujours eu envie d’en publier un, avait-il répondu du tac au tac.
— Chiche ?
— Chiche ! Cochon qui s’en dédit !
Propos d’ivrognes, me direz-vous. Eh bien, pas du tout. Le soir même, je me mets au travail et, un petit mois plus tard, le manuscrit trône sur le bureau de Thierry.
Qu’est-ce qui peut pousser une écrivaine pour la jeunesse à de telles extrémités ? Le goût immodéré de la provocation ? L’alcool ? Un mauvais fond, tout simplement ? Non, rien de tout cela. A cette époque, je rencontrais beaucoup d’ados qui, sitôt qu’ils se sentaient en confiance, me faisaient part de leurs inquiétudes et de leurs angoisses. Les plus récurrentes concernaient l’amour — non sous l’angle physique dont ils connaissaient toutes les arcanes par le cinéma et la télévision, mais sous celui du ressenti. « Comment ça se passe, la première fois ? me demandaient-il. Ça fait quel effet ? Qu’est-ce qu’on éprouve exactement ? On a mal ? On a peur ? On a honte ? ». Qui aurait pu répondre, les yeux dans les yeux, à des questions aussi précises ? Les profs ? Les infirmières scolaires ? Les parents ? Non, un livre... Parler de sentiments, d’émotions, d’impressions, de sensations, c’est le boulott des écrivains. Ils ont les mots pour. De plus, avec un texte, nulle confrontation gênante. L’auteur est seul face à sa page, le lecteur également. L’écrit préserve la pudeur de l’un comme de l’autre, et l’information passe tout en douceur.
L’amour en chaussettes raconte donc un dépucelage, par le biais du journal intime de la dépucelée. Et, en plus, il prône le préservatif...
Thierry adore.
Le bouquin sort quelques semaines plus tard ; succès immédiat. Il est sélectionné pour le grand prix de la ville de Rennes. Et c’est là que les choses se gâtent. Des collèges privés montent au créneau et réclament que ce livre abject soit viré de la sélection — ce que les organisateurs refusent. Les protestations, par le biais d’associations de parents d’élèves, parviennent au rectorat, qui donne raison aux organisateurs. Qu’à cela ne tienne : les défenseurs de la morale, transgressant le règlement (qui exige que, par équité, tous les votants aient lu les sept ouvrages en lice) l’éliminent purent et simplement. Leurs élèves ne liront que six romans au lieu de sept, me retirant d’office toute chance de gagner le prix.
Et comme si ça ne suffisait pas, ma boite aux lettres est inondée de courriers d’insultes — dont une partie envoyés par des mômes à l’évidence téléguidés par des adultes. J’imagine mal un gamin de quatorze ou quinze ans criant au scandale et appelant à l’autodafé parce que les héros d’un livre jouent à touche-pipi !
Bref, en me rendant, cette année-là, à la remise du prix (qui, bien entendu, m’est passé sous le nez, alors que L’amour en chaussettes arrivait en tête du classement, dans les établissements publics), je n’en menais pas large. Je craignais d’être accueillie par des huées, voire des tomates pourries. Il n’en fut rien, heureusement. Et deux ans plus tard, le livre ressortait chez Pocket, dans la collection « Toi + moi » — une sorte de série Harlequin pour prépubères. La bombe était désamorcée...
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Commentaires
En Amérique, tu étais bonne pour le bûcher.
Je crois que cette année là (2001 si je ne me trompe pas) c'est Marie-Aude Murail qui a gagné le prix et ... c'est moi qui lui ait remis le prix sur scène :( Je suis vraiment désolée car j'aurais préféré que ce soit toi !
D'ailleurs ... 'Oh boy' parlait d'homosexualité, quelque part d'homoparentalité aussi, n'a t'il pas été aussi décrié ?
Mais j'étais bien plus consciente de son côté un peu "tabou", parce que je l'ai ramené à la récré au collège, et nous en lisions des passages, cachés par nos manteaux.
La prof d'Arts plastiques nous a surpris d'ailleurs, en plein cours... Et une fois qu'elle l'a lu, elle nous a imposé un travail : créé une campagne pour le préservatif dans tout le collège :) Comme quoi...
Premier cours en 6e (établissement en Zone d'Education Prioritaire à Paris), un brouhaha indescriptible, tout le monde chahute. Je la revois nous regarder, puis monter sur son tabouret DEBOUT, sur un pied. Silence total dans la classe, on est tous hallucinés.... "Bon, maintenant que j'ai votre attention, on va pouvoir commencer" ^^7guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:49
Mille mercis à Benoît d'en avoir rajouté une couche. Voilà. Je suis tout émue.8OdomarVendredi 29 Août 2014 à 13:499guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:49
Et d'abord, Benoît me connaît bien, et il ose cet adjectif ! Malgré mon mètre 57, sapristi !
@ Philippe : je suis allée voir sur votre site ; très impressionnant. Mais l'article ne s'y trouve pas, je pense. A moins que j'aie mal regardé.10guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:4911guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:4912guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:4913guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:49
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à part ça, je voulais vous dire... ma profonde estime confraternelle, que j'ai démontrée à travers un long article (4 pages, je crois) paru dans la revue littéraire indications. vous avez lu ? pour moi, vous êtes LA grande dame des lettres belges et un des auteurs francophones les plus passionnants ! si loin de tout effet de mode pasteurisé ou de tout nombrilisme d'autofiction ! Votre intégrale démontre une vraie oeuvre narrative et c'est... très très rare !