• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 46

    Rêve brisé

       Durant nos premières années de vie commune, Sylvain et moi étions fauchés. Mais ce qui s’appelle fauchés, hein ! Une fois le loyer payé, il nous restait à peine de quoi acheter des nouilles chez Ed, et encore...

             Un jour, en me baladant dans un dépôt-vente du quartier, je tombe en arrêt devant un buste art-déco en plâtre, patiné façon bronze. J’ai rarement le coup de foudre pour un objet, mais cette Thaïs-là (le nom est inscrit sur le socle) me fait littéralement baver. Le problème, c’est le prix. Toutes les nouilles du mois n’y suffiraient pas, et nous ne sommes pas tentés par un jeûne prolongé...

             Je mets donc ma convoitise en berne. Mais à défaut de posséder la merveille, je prends l’habitude de lui rendre quotidiennement visite. C’est comme un rituel. A chaque fois que j’entre dans l’entrepôt, je me demande, le cœur battant, si elle sera au rendez-vous. Par chance, elle est très chère et ne trouve pas d’acquéreur.

             Ce manège dure des semaines. Parfois, Sylvain m’accompagne, parfois non. Je reste dix minutes en contemplation puis je m’en vais, pour revenir le lendemain, le ventre noué par l’inquiétude. Est-elle toujours là ?

             Hélas, tout est éphémère ici-bas. Un matin, horreur ! Plus de Thaïs...

             Tandis que je reste figée devant l’emplacement vide, Sylvain va aux nouvelles. Et apprend que, non, la statue n’a pas été vendue. La veille au soir, bousculée par un client, elle est tombée et s’est brisée.

             — Qu’avez-vous fait des morceaux ? demande-t-il.

             — On les a mis à la poubelle.

             — Je peux les prendre ?

             — Si vous voulez.         

             Sans hésiter, Sylvain se rue vers les grands conteneurs alignés dans la cour, les explore un à un. Et je le vois revenir, son trophée à la main dans un sac en plastique.

             Le temps de passer à la supérette chercher de l’araldite, et il se met au travail. Durant quarante-huit heures, il va s’atteler avec une patience d’ange à ce puzzle grandeur nature. Car si le visage, par miracle, a été épargné, les circonvolutions de la chevelure, les épaules, le drapé de la toge sont en miettes. Qu’à cela ne tienne : sans jamais s’énerver, Sylvain trie, assemble, colle entre eux des morceaux parfois microscopiques, ponce, patine, bref reconstitude si bien la statue que même un œil exercé ne verrait pas les raccords. Ainsi, au terme d’un labeur acharné, Thaïs ressuscitée prend-elle triomphalement place sur notre cheminée.

             D’où elle tombera, un mois plus tard.

             Par ma faute.

             Et surtout celle de son concepteur d’origine qui avait prévu un socle trop étroit pour son poids.

       Les débris sont toujours dans leur sac en plastique. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’ils nous suivent, dans tous nos déménagement. On ne jette pas un rêve, même s’il est brisé. 

    Cette jolie image est un cadeau de Castor Tillon

    119419.351840764.1.o935569705.jpg

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 2 Février 2012 à 10:08
    benoît barvin
    C'est mignon tout plein et explique combien on ne peut que vous adorer, Chère Soeur. Quant à Sylvain... quelle patience et indubitable passion amoureuse à votre égard...
    2
    Jeudi 2 Février 2012 à 17:07
    Castor tillon
    Très belle histoire. Les anciennes télés étaient comme ça : dès que tu les penchaient en avant, elles se cassaient la gueule.
    Même une personne peu rompue comme toi à l'art de la gaffe l'aurait cassée, pas de regrets.
    Tu peux aller voir celle-ci, elle est jolie, aussi :
    http://d1.artquid.fr/art/1/210/119419.351840764.1.o935569705.jpg
    3
    Jeudi 2 Février 2012 à 17:09
    Castor tillon
    J'arrive pas à croire que j'ai fait cette faute à "penchais".
    4
    Jeudi 2 Février 2012 à 17:21
    Castor tillon
    J'y ai tout de suite pensé quand j'ai vu le socle !
    Je te donne l'adresse du site, au cas où ça t'intéresserait :

    http://fr.artquid.com/artwork/119419/buste-de-jeune-femme-thais.html
    5
    Jeudi 2 Février 2012 à 17:27
    Castor tillon
    C'est la classe ! Le point d'orgue à ton article !
    6
    Jeudi 2 Février 2012 à 19:52
    Castor tillon
    J'ai en effet fait un stage chez les fées Ralgan, pour calmer les petites douleurs.
    Apparemment, le buste est toujours en vente sur le site. A moins qu'ils l'aient cassé depuis...
    7
    Jeudi 2 Février 2012 à 21:11
    Castor tillon
    Bien dit ! D'autant plus qu'il ne suffit que d'un peu d'araldite... Hein, Sylvain ?
    8
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Vous êtes trop gentil, cher frère ! On ne peut pas toujours raconter des histoires grinçantes, n'est-ce pas...
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    9
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    EEEEEH ! C'EST ELLE !!!
    Et tu remarqueras la petitesse de l'assise du socle, hein ! Je l'ai inventé !
    10
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Ayé, j'ai mis ta belle image en bas de l'article. Encore merci !
    11
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Tu m'étonnes ! C'est carrément magique. Suffit de claquer dans les doigts, et bling ! l'illustration pile poil arrive sur un plateau. Désormais, je te surnommerai "la fée Castor Tillon" !
    12
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Bon, d'accord, les fées Tarde et Tide sont dans un bâteau...
    Sinon, non, je ne trahirai pas ma Thaïs à moi, je n'achèterai pas celle de cette salle des ventes. Comment disait Sully Prudhomme, déjà ? Le vase où meurt cette verveine d'un coup d'éventail fut brisé... C'est quand même plus choucard qu'un truc acheté sur le net, non ?
    Mais... je raconte n'importe quoi, moi, ce soir !
    13
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    On apprend toujours quelque chose en te lisant. Par exemple, je ne savais pas ce qu'était l'araldite. C'est éducatif !
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