• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 44

    À poil dans la cage aux lions

       Lorsque les écrivains pour la jeunesse se retrouvent dans des salons, de quoi parlent-ils ?  De leurs interventions scolaires, en général. Pas les bonnes, bien sûr, les catastrophiques. Celles qui leur ont laissé un goût amer dans la bouche, un douloureux vertige au creux de l’estomac. Celles qui les ont méchamment remis en cause. Celles après lesquelles ils se sont juré d’arrêter « ces putains de rencontres » — jusqu’à la fois suivante, car il faut bien vivre, et la plupart d’entre eux tirent, de cette activité, l’essentiel de leurs revenus.

             J’ai longtemps eu le projet d’éditer un bouquin collectif où nous raconterions nos pires expériences. Mais, bien que l’idée les séduise, ce serait, objectèrent mes collègues, scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Quel chef détablissement oserait, ensuite, inviter un auteur, au risque de voir dénoncées publiquement ses incuries ?

             Je me contenterai donc de vous narrer la mienne, de pire expérience, vu que je ne m’adonne plus, depuis bien des années, à ce sport périlleux : entrer à poil dans la cage aux lions.

             En 1994, je me rends dans un lycée technique du sud-ouest, à la demande expresse du directeur, homme fort affable au demeurant. Il a organisé, m’explique-t-il fièrement, un parcours fléché autour du sida, destiné aux secondes et au terminales. Plusieurs salles de classe, numérotée de 1 à 5, ont été réquisitionnées. Dans l’une aura lieu une projection sur les méfaits du HIV, dans la suivante, une entrevue avec un médecin, dans une troisième, une distribution de préservatifs — avec mode d’emploi à l’appui —, dans la quatrième, une conférence sur la sexualité par un prof de philo, et dans la cinquième, moi. Mon rôle consistera à  présenter La vie à reculons, sorti quelque mois plus tôt chez Hachette, et qui cartonne dans les écoles.

             Je félicite le charmant homme pour son initiative, et m’assure :

             — Ils ont bien lu mon bouquin ?

             — Pas encore, me répond-il. A vous de leur en donner l’envie.

             Houlà, je n’aime pas ça. Autant des élèves ayant apprécié une lecture s’adonnent volontiers au jeu des questions-réponses, autant les autres n’en ont rien à cirer. Tout dialogue avec eux devient donc impossible.

             — Il y aura quelqu’un pour les surveiller, au moins ?

             — Non, justement, c’est là l’astuce : face à un intervenant extérieur, les jeunes vont se lâcher. C’est ce que nous souhaitons, ce contact spontané, hors contexte scolaire.

             Ça, pour se lâcher, ils se sont lâchés ! Et le contact fut d’une spontanéité resplendissante !

             Quand j’ai vu arriver ces grands gaillards mesurant une tête de plus que moi, surexcités par le thème de la manifestation, j’ai tout de suite compris que ça allait être ma fête. Mais bon, il n’était plus temps de reculer. Prenant mon courage à deux mains, j’ai commencé :

             — Voulez-vous que je vous parle de mon livre ?

             Un  « non » unanime a fusé, suivi de réflexions du genre : « Tu sais où tu peux te le mettre ? ». Puis, tandis que les uns ouvraient les fenêtres pour lâcher des préservatifs pleins d’eau sur les passants, les autres dessinaient des bites au tableau ou montaient sur les tables en beuglant comme des ânes. Complètement dépassée par les événements, je suis sortie dans le couloir où j’ai croisé le directeur qui accourait, attiré par le bruit. Son irruption ramena un calme relatif, mais la rencontre n’eut pas lieu. J’étais bien trop nouée pour « faire mon numéro » !

             — Heureusement que vous n’êtres pas enseignante, m’a dit sèchement le comptable en me remettant mon chèque si chèrement non-gagné.

             En effet. Moi je raconte des histoires, je ne sais faire que ça. Et des confitures à la belle saison. Mais comme dompteuse, je suis pas de taille. Désolée, monsieur. Chacun son job et les fauves seront bien gardés.


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  • Commentaires

    1
    Mardi 31 Janvier 2012 à 15:05
    Castor tillon
    Désolé-hé-hé, je sais que c'est pas charita-ha-ha-ble, mais c'est trop marrant !
    Tu racontes vraiment trop bien ! Merci ma Gudule, pour cette poilade qui détend l'élastique !
    2
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    Odomar
    En fait, tu aurais dû être affectée à la salle 3, celle des travaux pratiques. On t'aurait demandé d'enfiler les préservatifs aux grands gaillards en question !
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    3
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Quelle horreur ! J'en frémis...
    4
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:49
    gudule
    Merci, monsieur Castor, de rire à mes conneries ! Au moins, comme ça, elles servent à quelque chose !
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