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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 43
La dame patronnesse
Sur la fin de sa vie, ma mère était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Si cette dégradation de la personnalité est navrante, elle donne parfois lieu à des situations du plus haut comique.
Mes parents aimaient les « belles fréquentations ». Ils passaient leur retraite à Spa, ancienne ville d’eau des Ardennes, fréquentée jadis par le gratin belge. Quelques nostalgiques de ces splendeurs déchues y vivaient encore, et en particulier une certaine princesse de Taboada qui leur faisait l’honneur — selon les termes de mon père — de leur rendre parfois visite.
— Elle est si simple, pour une « grande dame » ! s’extasiait-il, à chaque fois qu’il en parlait — ce qui avait le don de m’agacer prodigieusement.
Au cours d’un de mes séjours, la « grande dame » en question se pointe. Cheveux blancs impeccablement coiffés, vêtements de prix, parler précieux, mine condescendante ; elle a toute pour me déplaire. Elle prend place au salon, â côté du fauteuil que ne quitte plus ma mère, en pleine phase régressive. Je vais préparer le thé tandis que mon père lui tient compagnie.
Or, en revenant, chargée de mon plateau, que vois-je ? Profitant de l’inattention de la visiteuse, maman s’est emparée de l’extrémité de son foulard Hermès, posé sur l’accoudoir, et le ronge avec application.
Un grand vide dans l’estomac, je m’approche d’elle et lui souffle : « Maman, arrête ! » en tentant de lui retirer le pan de soie de la bouche. Mais elle me repousse avec un grognement qui attire aussitôt l’attention de la princesse.
— Mon écharpe ! s’étrangle celle-ci. Votre femme a mangé mon écharpe !
Nous nous confondons en excuse, mon père et moi. Il lui propose de la rembourser, ce qu’elle refuse avec hauteur avant de s’éclipser, telle une reine bafouée — abandonnant la coûteuse guenille aux mains de ma mère qui pousse des cris d’orfraie dès qu’on veut la lui reprendre.
J’ai attendu que sa voiture ait démarré pour féliciter la coupable de cet acte transgressif.
—Dommage que n’aies pas fait ça plus tôt, on aurait eu de meilleurs rapports, ai-je dit en l’embrassant. Enfin, mieux vaut tard que jamais... Après avoir bavé sur les dames patronnesses, j’espère que tu vas bouffer du curé !
Ma mère n’a pas répondu, mais j’ai lu dans ses yeux que nous nous étions comprises. C’est peut-être vrai, après tout, que les extrêmes finissent toujours par se rejoindre...
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Commentaires
2Dina lVendredi 29 Août 2014 à 13:49
Mon grand-père atteint de la même maladie faisait des aller retours entre chez lui et la boulangerie. Il pensait toujours avoir oublié ses clés de maison à la boulangerie et son porte monnaie à la maison... Situation cocasse et pourtant pathétique
Ca donne pas envie d'être vieux tout ça :(3guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:494guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:49
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J'avais un copain de travail qui avait cette redoutable maladie. Un pote compatissant lui avait fait mettre dans sa poche de pantalon ce petit mot : "URGENT - Ne pas oublier de passer à la banque demain". Et tous les jours, le pauvre tirait le billet de sa poche, le lisait...
C'est vrai que les gens atteints retrouvent toute la malice de l'enfance, ce qui n'est pas le plus simple à gérer.