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grands moments de solitude 37 (tome 2)
Des souris et des femmes (bis)
Le jour où ma mère découvrit des traces de pattes dans le beurre et des troutrous surnuméraires dans le gruyère, fut le premier d’une guerre sans merci. Elle courut chez le quincailler acheter du Dératol, produit miracle de l’après-guerre (des grains de blé enduits d’une substance toxique de couleur violette ; de la mort-au rat, je suppose.)
—Demain, tu verras l’hécatombe ! m’assura-t-elle, en répandant l’horreur devant le garde-manger.
Cette nuit- là, je ne pus fermer l’œil. Dans l’obscurité, je visualisais les rongeurs, s’approchant sans méfiance de l’appât mortel, le saisissant dans leurs petites mains — si semblables aux nôtres, mais en miniature —, y plantant leurs quenottes…
Manger est l’acte de vie par excellence ; les animaux le savent d’instinct. A mes yeux, dévoyer cette grande loi naturelle, inscrite dans nos gènes depuis l’origine des temps, tenait à la fois du sacrilège et de la cruauté ultime.
Ma mère était un monstre, un prédateur de cauchemar. Et si j’acceptais ça, j’en étais un aussi !
N’y tenant plus, je me levai et gagnai la cuisine à tâtons.
Vite, vite, avant que l’irréparable se produise, je jetai le grain empoisonné dans la poubelle, puis, je remontai me coucher, avec la bonne conscience du devoir accompli.
J’étais sur le point de me rendormir quand, l’évidence me fondit dessus. Devant l’inefficacité de son action, maman allait forcément réagir. Racheter un poison encore plus violent, par exemple… Ou placer des tapettes et des pièges sous l’évier… Bref, utiliser tout un arsenal si sophistiqué que je ne pourrais pas le désamorcer. Et je serais bien avancée…
Mieux valait ruser tant qu’il en était encore temps !
Je dégotai un vieux reste d’Ébli dans le fond du buffet et, histoire de lui donner la couleur adéquate, je le badigeonnai de Banania humide. Puis je versai la mixture dans la boîte de Dératol vide.
Ma mère n ‘y vit que du feu, si bien que le lendemain soir, elle réitéra sa manœuvre, en remarquant, cependant :
— Pas très efficace, cet anti-souris. Elles ont tout dévoré, et pourtant, je n’ai retrouvé aucun cadavre.
Durant quelques nuits, je dormis l’âme en paix, sachant que mes protégées se régalaient sans risque. Puis le quotidien reprit son cours, et un matin :
— La boulangerie est fermée, annonça ma mère. On n’a pas de pain pour le petit déjeuner. Tu veux des biscottes ?
Je lui décochai un éclatant sourire :
— Non, non, ne t’inquiète pas, j’ai ce qu’il faut.
M’emparant de la boîte de Dératol trafiqué, j’en versai dans mon bol de lait et, sous ses yeux médusés, m’en envoyai une bonne rasade.
Elle faillit se trouver mal.
Pourquoi ai-je fait ça ? Avec le recul, je me pose la question. Par provocation ? Par vengeance ? Pour lui donner une bonne leçon ? Ou faire un blague, tout simplement ? Toujours est-il qu’en proie à une crise de panique, elle m’arracha mon bol, en versa le contenu dans l’évier, puis, se précipitant sur le sirop d’ipéca*, elle m’en administra une dose massive, avec l’aide de papa venu à la rescousse.
— Il faut l’emmener aux urgences, criait-elle, tandis que, penchée sur la cuvette des WC, je vomissais à fendre l’âme.
Entre deux hoquets, je lui expliquai le fin mot de l’histoire, ce qui m’évita l’hôpital mais me valut, en revanche, une claque magistrale. En toute honnêteté, je ne l’avais pas volée !
* Vomitif très courant dans les années cinquante ; on en trouvait dans toutes les pharmacies familiales
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Commentaires
1Castor tillonVendredi 18 Juillet 2014 à 23:01Répondre
Et tiens, à propos de souris, peux-tu dire à la tienne que j'ai reçu son adorable petit mot ? Je lui réponds dès que j'ai un peu de courage.
Décidément, entre ta souris et mon Castor, nous donnons dans le rongeur, toi et moi !
Après, un tel sauvetage donne envie d'être raconté, et c'est peut-être par cette provocation seulement que tu as pu en parler à ta maman ^^8Pierre-Yves DelarueVendredi 29 Août 2014 à 13:23
Il y a quelque temps, je passais sur ces cartons en sifflotant gaiement, lorsque j'entendis un désagréable petit "scrouitch" sous mon pas. C'était toute une portée de souris qui s'était bêtement installée, sur le passage, sous le carton. Elles étaient toutes écrabouillées, par mon pas lourd.
-Quelle conne cette souris, dis-je, en découvrant la scène.
-Tu n'es pas très gentil, dit ma femme
Faut dire que dans l'intimité je l'appelle "ma souris"...9Ivan lVendredi 29 Août 2014 à 13:23
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