• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 37

    L’ogresse

        1985. Sur les conseils d’une amie écrivaine, j’envoie mon premier roman — choupinettemennt intitulé « Autopsy d’une conne » — à Françoise Verny, alors papesse de l’édition française. Comme je ne connais rien aux milieux littéraires, j’ignore totalement qui est cette personne. J’écris son nom « Vernis » et quand elle me fait parvenir un petit mot disant : « Je suis très excitée par votre texte » et me fixant rendez-vous trois jours plus tard, je ne mesure pas l’importance de la chose. Forcément, je suis encore novice dans l’art difficile de se faire éditer !

             Je me pointe donc la bouche en cœur chez Flammarion, où elle fait la pluie et le beau temps. On m’introduit dans son bureau. Premier choc : je me retrouve nez à nez avec une sorte d’ogresse au visage couperosé, toute vêtue de noir, qui me lance d’une voix rauque : « Déshabillez-vous ! ». J’ôte donc mon manteau et, très impressionnée, m’assieds du bout des fesses sur la chaise qu’elle me désigne.

             — J’ai lu votre roman, vous avez un vrai style, déclare-t-elle sans préambule. Mais il faut tout me réécrire ! 

             Pardon ? Ai-je mal entendu ? Je bondis :

             — Hein ? Pourquoi ?

             — Votre personnage n’est pas crédible.

             — Comment ça, pas crédible ? C’est autobiographique, je vous signale. Je suis vraiment comme ça !

             — Non, vous n’êtes pas une conne.

             Le ton est sans réplique. J’ouvre la bouche pour protester mais elle ne m’en laisse pas le temps. 

             — Revenez me voir quand ce sera terminé, dit-elle en me tendant mon manuscrit. .

             Et, d’un geste, elle me congédie.

             Je rentre chez moi, convaincue d‘avoir rencontré la folle de service. Comme pourrais-je réécrire un livre que j’ai déjà écrit ? Si je l’ai exprimé de cette manière, c’est que c’est ainsi que je le ressens, pas autrement !

             Je laisse donc tomber, idiote que je suis. Et quand Françoise Verny, au bout de quelques semaines, me relance, je lui réponds que mon roman sortira tel quel ou pas du tout. Elle ne me le pardonnera jamais... ni moi non plus, car ce faisant, j’ai laissé passer la chance qu’ont su saisir, avec un opportunisme qui les honore, ses nombreux poulains. Ceux qu’elle a salariés pour qu’ils puissent écrire sans souci matériel. Ceux qu’elle a portés pas à pas vers le succès. Ceux qui lui doivent le Goncourt, le Fémina, le Médicis...

             Il suffisait, pour ça, de faire acte d’allégeance.

             En ayant été incapable, j’ai continué à galérer. Et je galère encore foutredieu. Qui a dit je n’étais pas conne ?


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  • Commentaires

    1
    Mardi 24 Janvier 2012 à 14:07
    Amanda Hinault
    Ouh qu'elle est triste cette histoire :(

    Décidément tu n'es pas taillée pour rentrer dans les mêmes moules que les autres mais cette différence doit être lié quelque part à tes talents, non ? :)

    L'as-tu un jour revu l'ogresse ?
    2
    Mardi 24 Janvier 2012 à 14:46
    Castor tillon
    Pas idiote, non. Tu as choisi l'authenticité; ça n'aurait rimé à rien de le réécrire, ce bouquin. Il y a une différence entre concéder quelques modifications, et tout refaire.
    C'est facile de commenter comme ça, surtout quand un tel pactole était en jeu, mais j'approuve ton choix : au lieu d'une auteure Goncourt insipide, on a une Gudule au mieux de sa forme. Qui nous fait marrer tous les jours avec ce genre de foirade, en plus.
    3
    Mardi 24 Janvier 2012 à 16:10
    benoit barvin
    Lancer BHL... Que ne l'eût-elle pas réellement fait? On n'aurait pas, ainsi, à supporter l'outrecuidant bonhomme! Chère Soeur Gudule, vous avez eu entièrement raison de ne pas vous soumettre à "l'ogresse". Vous avez ainsi pu conserver votre musique personnelle qui fait votre force (et qu'elle avait reconnue, donc). Ce, évidemment, au détriment de confortables émoluments mensualisés. Vous connaissez le "rat des villes et le rat des champs"? Suis-je bête! Vous êtes l'auteur d'une relecture inventive des dits contes, non?
    4
    Mardi 24 Janvier 2012 à 17:50
    benoit barvin
    C'est vrai... J'avais beaucoup aimé ces relectures rigolotes qui refusaient le côté trop moralisateur de La Fontaine. Y a-t-il des instits ou/et des profs qui les ont utilisées en classe?
    5
    Mardi 24 Janvier 2012 à 18:22
    benoit barvin
    Une pomme de terre dans laquelle tu plantes des cure-dents! Ben dis donc, le pauvre correcteur, il doit pas être en super forme actuellement... Ah, ces correcteurs, il y aurait des livres entiers à écrire sur ces chers traqueurs de fôtes qui, évidemment, finissent par zigouiller un texte - comme celui que tu décris - à force de... vouloir mériter leur tire et leurs émoluments (j'aime bien ce mot actuellement...). Dans la trado, ils (elles, surtout) sévissent et, en un tournemain, les voilà qui caftent que tu fais de nombreuses erreurs grammaticales et que tu ne vaux rien. Et tu te fais lourder... sans savoir réellement ce qui s'est passé... Ce n'est que plus tard que... Tiens, et si j'essayais, moi aussi, plusieurs pommes de terre dans lesquelles je ficherais des pelotes d'épingles trempées dans de l'arsenic? Tu m'as donné une idée...
    6
    Mardi 24 Janvier 2012 à 19:56
    benoit barvin
    Et dire que des "traîtres" font croire que les z'écrivains passent leur vie à la télé, à draguer les filles - ou les gars, ou les deux à la fois - en buvant des cocktails bizarres, en émettant de somptueuses sottises sur leur oeuvre... Heu... il y a, dans mes propos, une seule chose qui doit être proche de la vérité... mais laquelle?
    7
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    @ Amanda : non, je ne l'ai jamais réellement revue. Les quelques fois où on s'est retrouvées ensemble dans un salon du livre ou un cocktail, elle n'a même pas voulu me saluer. Mais le plus rigolo, c'est que je suis devenue, par la suite, très copine avec son assistante qui est passée chez Denoël où elle m'a publié "Amazonie-sur-Seine".
    @ Castor : c'est trop gentil, ce que tu dis là. Sans doute, effectivement, n'aurais-je jamais écrit pour les gamins, ni commis des textes d'horreur. Je serais gentiment restée sous la férule de la dame — qui a quand même lancé BHL, Dan Frank, et un tas d'autres... On est bien peu de chose !
    8
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    je t'avais dit, hein, que j'avais une belle histoire d'éditrice pour toi...
    9
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    Tu veux parler du rat débile et du rat méchant ? Ouaip, j'avais écrit un truc là-dessus dans mes contrefables.
    10
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    Oui très souvent, en primaire comme dans les grandes classes. Jacques Chambon, entre autres, qui en dehors de l'édition était aussi prof de lycée, les faisait étudier à ses terminales. Mais malheureusement, dans la dernière édition, un correcteur zélé et particulièrement inculte s'est permis de changer des mots, des tournures de phrases, des phrases entières sans mon accord, et a bousillé ma versification. Depuis, j'ai sur ma table de nuit une pomme de terre à son image que je transperce régulièrement avec des cure-dents.
    11
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    En fait, c'étaient les morales trop désespérées de La Fontaine, que je remplaçais par des trucs plus optimistes.
    12
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    Si ce n'est pas efficace, en tout cas, ça défoule. Ce qui, en soi, est déjà la meilleure des efficacités !
    J'ai eu aussi l'idée d'un T-shirt sur lequel j'écrirais "Je hais les correcteurs" (mais à la réflexion, faudrait toute une liste : les éditeurs, les directrices de collection qui corrigent les manuscrits à l'encre rouge comme des copies de sixième, les comptables qui "oublient" d'envoyer les contrats et de payer les à-valoirs...)
    13
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    Je sais pas s'il y a une seule chose vraie, mais ce que je sais, c'est que dans ton énumération, il y a une seule chose qui me tente : les cocktails bizarres. Pour le reste, c'est pas ma tasse de thé... Et comme la tienne, c'est jeûne, robe de bure et vin de messe, nous ne sommes sans doute pas de vrais écrivains.
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    14
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    Odomar
    Tu ne connaissais pas, à l'époque, l'importance et le pouvoir de Verny.

    A bien y réfléchir, a posteriori, ce que tu aurais dû faire c'est : écrire un autre roman (entretenant de vagues rapports, éventuels, avec le premier) et le lui proposer. Elle n'y aurait vu que du feu, son ego aurait été satisfait (tu lui aurais "obéi") et elle t'aurait dès lors publié.

    Car il ne faut pas oublier le détail important de l'anecdote : Verny, pas conne non plus, avait saisi l'essentiel : que tu sais écrire.
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