• grands moments de solitude 36 (tome 2)

                                  Des souris et des femmes

     

           J’habitais, à Beyrouth, un rez-de-chaussée situé au-dessus d’une cave. Du fait de la vétusté de l’immeuble, les deux niveaux communiquaient entre eux par des trous dans les plinthes, qu’empruntaient les souris pour venir se ravitailler chez moi. Perso, je n’y voyais aucun inconvénient, bien au contraire. Nous partagions en sœurs le pain, le fromage, les fruits, les céréales, et même un petit bout de jambon de temps en temps. Je n’eus jamais à regretter ces largesses, car si, comme le prétend l’adage, « un éclat de rire vaut un steak », je puis affirmer  qu’elles me nourrirent au moins autant que je les nourrissais. Les voir traverser l’appartement,  les « bras » chargés de leur butin, et trottinant menu sur leurs pattes arrière, était un spectacle des plus réjouissants. Que de fois Alex et moi sommes restés scotchés, à observer leur va-et-vient affairé, en gloussant comme des mômes devant un Walt Disney !

           Or, un jour qu’il vaquait dans la chambre :

            — Viens voir, s’écria-t-il , iI y a des sourissons !

            Le mot était adorable (à mi-chemin entre « souriceaux » et « nourrissons », voyez ?), tout autant, d’ailleurs que la chose en elle-même : un nid de Kleenex rose où grouillait une dizaine de nouveau-nés minuscules,  au corps translucide, dépourvu de poils. De quoi faire fondre le cœur du rongeurophobe le plus endurci ! 

               Nous regardions la nichée avec attendrissement quand la sonnette tinta. Je fis un bond en l’air :

               — L’agence immobilière !

             C’était elle, en effet, en la personne d’une jeune femme élégante pilotant un couple entre deux âges : une grosse fatma voilée et un moustachu grisonnant.

               D’un même élan, Alex et moi nous ruons sur le nid, et tandis qu’il le planque dans un coin de la pièce, j’attrape un chapeau de paille que je jette par-dessus, histoire de le dérober au regard des nouveaux-venus.

               — Excusez-moi de vous déranger, dit la jeune femme, mais comme vous partez à la fin du mois, je fais visiter les lieux aux prochains locataires. J’espère que je ne tombe pas trop mal…

    Nous lui assurons que non, en dépit du malaise qu’elle  a sûrement perçu, et tandis que ses clients inspectent timidement les pièces encombrées de cartons, nous discutons des dernières modalités.

    Soudain, je lève la tête et mon sang ne fait qu’un tour. La fatma, qui slalome entre les vêtements, les jouets et les sacs plastique disséminés dans toute la chambre, s’approche du chapeau et, histoire de dégager le passage, lève le pied dans l’intention très nette de le piétiner.

    « Elle va en faire de la bouillie, de mes sourissons ! pensai-je en un éclair.

    Ni une ni eux, je lui fonce dessus et la bouscule sans ménagement. Sous le choc, elle perd l’équilibre et s‘effondre les quatre fers en l’air, avec des glapissements aigus.

    Après m’être confondue en excuses, je lui explique que je tiens beaucoup à ce chapeau, et m’empresse de l’emporter avec ses occupants vers des zones moins malsaines.

               Ma bonne action trouva sa récompense, la nuit suivante. La maman souris, consciente de la menace pesant sur sa progéniture, prit, au sens propre du terme, « les choses en main ». Un par un, elle emporta ses petits vers l’un des interstices qui donnait sur la cave,  pour les mettre à l’abri. Le sauvetage dura des heures. Elle ramenait un bébé, l’introduisait dans le trou, et arc-boutée contre le mur,  poussait de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il bascule dans le vide. Puis elle allait chercher le suivant.

     

                Ce fut une bien belle leçon d’amour — et d’humour, par la même occasion.  

     

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 18 Juillet 2014 à 02:44
    Castor tillon
    Quelque chose me dit que les nouveaux locataires ne partageront pas votre attendrissement.
    2
    Vendredi 18 Juillet 2014 à 08:59
    Gudule
    (soupir)
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    3
    Mercredi 6 Août 2014 à 10:51
    Pata
    N'empêche, elle devait le sentir, ton amour pour elles, la maman souris, parce que sinon elle aurait délaissé ses bébés protégés par ta main -et son odeur d'humain !-...

    Une belle histoire, dont -pour une fois- je ne veux pas connaitre la suite, tant j'ai peur que Castor aie raison :(
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