• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 3

     Un vieux compagnon.

      1986, j’entre comme pigiste dans une revue "tendance" dont le rédacteur en chef me demande, comme premier travail, un reportage sur les diverses manières dont les grands journalistes sont entrés à Libé. Le sujet me plaît. Des petites anecdotes fendardes, c'est tout à fait dans mes cordes. Je prends donc contact avec M.B., directeur adjoint du quotidien, afin qu’il m’aiguille dans mes recherches. Or — grave handicap pour une journaliste —, je suis d’une nature timide et réservée. Autant écrire me plaît, autant interroger les gens m'angoisse. Surtout lorsqu'il s'agit d'un vieux routard comme M.B., qui connaît par cœur toutes les ficelles du métier. C'est aussi traumatisant que de faire, je ne sais pas, moi, du footing devant Zatopek ! Mais bon, je n’ai pas le choix. Surmontant mes appréhensions, je me prépare à passer cette épreuve dans les meilleures conditions possibles.

             En général, pour mes interviews, je n'utilise pas de magnéto, me contentant de prendre des notes, à l'ancienne. Tous ceux qui me connaissent savent que j’entretiens  — second handicap, et de taille ! — un très mauvais rapport avec les p'tits boutons. Utiliser correctement un lecteur de DVD ou un robot-marie est une performance au-dessus de mes forces, et il m’a fallu des années de pathétiques tentatives avant de savoir me servir de mon Mac. Mais cette fois, je sens qu'il faut que je déroge à mes habitudes. Intimidée comme je le serai, je risque de me planter dans mes notes ; mieux vaut enregistrer.

             Le problème, c'est que je n’ai pas d’enregistreur. Je m'ouvre de mon problème au correcteur de la boîte, Alain, qui est très serviable et pédé de surcroît. Il me répond :

             — T'inquiète pas, ma grande, j'ai ce qu'il te faut !

             Et il sort on ne sait d'où un mini-cassette antédiluvien, une vraie antiquité, plus proche du mange-disque que du dictaphone.

             — Tu n'auras aucune difficulté à le manipuler, m'explique-t-il en me tendant l'engin. Tu vois, il n'y a que quatre bouton : marche/arrêt, écoute, avance, retour. C'est à la portée d'un enfant de cinq ans.

             C'est. Mais tout de même, je préfère faire un essai, des fois que. Saisissant le micro (lui aussi d'une ringardise assez sidérante), je le présente à l'intéressé tout en demandant, très pro :         

    — Voulez-vous dire quelques mots pour la postérité, cher monsieur ?

              Et lui, du tac au tac :

             — Est-ce que je peux vous enculer, mademoiselle ?

             On rigole bien, on réécoute, ça marche, bravo Gudule, je rembobine (pas tout à fait à fond pour éviter que ça se coince) puis, l'âme en paix, je passe à autre chose.

             Le lendemain, je me rends à Libé, dans mes petits souliers. M.B. me reçoit très aimablement, et propose :

             — Si nous allions discuter devant un verre ? C'est plus convivial que dans mon bureau ! 

             Oui-da. Nous descendons à la brasserie du coin, pleine de monde à cette heure matinale, nous nous installons dans un coin tranquille et je sors le magnéto de mon sac. En l'apercevant, M.B. me lance un regard ironique. Avec un petit rire qui se veut complice et n'est destiné qu'à masquer ma gêne, je frime :

     — Oui, je sais, il n'est plus de toute première jeunesse... Mais que voulez-vous, c'est un vieux compagnon, hu hu hu !

              Puis je mets la "bête" en route, et l’inévitable se produit : je me trompe de bouton.        

             — Est-ce que je peux vous enculer, mademoiselle ?  clame la voix d’Alain, au volume maximum.         

     Dans le silence sidéré qui suit ce coup d’éclat, M.B. hoche la tête et remarque :

             — Effectivement, c'est un vieux compagnon ! 

             J'ai mis huit jours à m'en remettre.

             L'interview s’est déroulée comme prévu — mais uniquement au stylo et carnet. Et j'ai eu un mal fou à me relire, tellement ma main tremblait. Quant à Alain, que je me suis empressée de mettre au courant de l'incident, je crois qu'il en rit encore !

    « GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 2GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 4 »

  • Commentaires

    1
    Mercredi 21 Décembre 2011 à 12:51
    Castor tillon
    Mouarf !!! Il va me falloir plus que huit jours pour m'en remettre. Je croyais que ça n'arrivait qu'au cinéma, ces choses-là ! Et pis le commentaire de M.B. qui a été cool, sur ce coup-là : on voit qu'il a l'habitude des fails.

    Excellent, excellent.
    2
    Mercredi 21 Décembre 2011 à 19:53
    Castor tillon
    Bravo, Alain. Si tu peux nous refaire un coup dans le même genre (avec Gudule, de préférence, elle raconte si bien), n'hésite pas.
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    3
    Mercredi 21 Décembre 2011 à 21:25
    Castor tillon
    Tant que les textes arrivent en double, comme ici, tant mieux : on en a deux pour le prix d'un. S'il nous les zappe, ça va mal aller.
    4
    Jeudi 22 Décembre 2011 à 16:32
    Castor tillon
    Ben ça marchait plus, les commentaires; ça vient de se remettre en route. Avec un peu de chance, y aura pas de doublon...
    5
    Samedi 24 Décembre 2011 à 11:23
    Gabriel
    Merci pour ce fou rire (du coup ma belle famille me voyant rire seul devant mon ordinateur se pose des questions mais je me vois mal leur raconter !)
    6
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Gudule
    Et voilà le commentaire d'Alain, qui vient de lire ce petit récit : MORT DE RIRE !!! Me rappelais plus !
    Quand je disais qu'il en rit encore !
    7
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Gudule
    Attention, demain, encore une chtite histoire gentiment cochonnette !
    8
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Gudule
    Attention, demain, encore une chtite histoire gentiment cochonnette (si over-blog cesse de me jouer des tours pendables, du genre refuser de publier mes textes ou mes commentaires)
    9
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Gudule
    Les articles arrivent double ??? Ou simplement les commentaires ?
    10
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Gudule
    Font chier, chez overblog. Voilà quatre fois que j'essaie de publier ma note n°4, et elle s'efface à chaque fois. Merce de merde de sapristi !
    11
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Gudule
    Nan, y en a pas. Mais je sens que demain matin, je vais encore galérer avec ma chtite histoire. (Soupir intense et douloureux)
    12
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Gudule
    Hi hi ! J'adore créer le malaise dans les réunions de famille ! Très bonne soirée, Gabriel !
    13
    Pata l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    Pata															l
    Forcément !!! Le magnéto-porno, y'a pas mieux pour la crédibilité !!! Ben merci à Castor d'avoir mis un lien, j'ai bien rigolé !!!
    14
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:51
    gudule
    Pffff, mes turpitudes révélées sur le blog... Les internautes vont pouvoir me faire chanter !
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :