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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 25
L’Arlequin dans la vitrine
Joseph Fattal est de bonne composition. Après une engueulade maison, il se déclare prêt à passer l’éponge, et pour cause : une boutique de vêtements chics vient de lui passer commande d'un étalage. Voilà une chance unique de me réhabiliter !
Chance d'autant plus grande que la vitrine, elle, est petite. Plus de gigantisme irréalisable, mais du fignolé, de la délicatesse. Deux jours plus tard, je lui présente des croquis de mon projet : un arlequin de quatre-vingts centimètres de haut, à genoux, les bras tendus vers le croissant de lune. Autour de lui, des arbres couverts, selon la mode en vigueur, de grandes feuilles stylisées.
— Je ferai découper toutes les silhouettes par un menuisier, dans du contreplaqué léger, expliquai-je. Et j'ai prévu un système de fixation très efficace. Comme ça, pas de danger que ça tombe ! Quant à la peinture...
— Ça, je m’en charge, coupe mon patron. Je viens de récupérer un lot de gouache en poudre de toutes les couleurs. Vous n'aurez que l'embarras du choix.
Je fais la grimace : la gouache, c'est mat, je préférerais de l'huile ou de l'acrylique.
— Ttttt, trop salissant, tranche Joseph Fattal. Si jamais vous en renversiez sur la moquette du magasin...
— Je nettoyerais au white spirit !
— Ça laisse des auréoles... Mieux vaut un produit qui se dilue à l'eau.
Que faire devant une telle méfiance, sinon m’incliner ?
Quarante-huit heures plus tard, les silhouettes sont prêtes. Le système de fixation, une fois testé, s'avère efficace. Tout devrait se dérouler sans encombre.
Me voici donc à l'œuvre, dans la vitrine opacifiée de blanc d'Espagne, par discrétion — car je préfère installer mes formes avant de les peindre, pour ne pas les défraîchir en les manipulant.
Finalement, la gouache me satisfait : elle se mélange mieux que l'huile et ne colle ni aux doigts ni au pinceau, ce qui me facilite grandement la tâche. De plus, les coloris sont beaux.
Une fois « l’œuvre » terminée — et magnifique, si l’on en croit les compliments de la commerçante et de ses vendeuses — vient la phase d’accrochage des vêtements. Je s'électionne un tailleur Dior, un chemisier Saint-Laurent, une robe Chanel et un pull-over Cacharel, pour les suspendre aux arbres. Puis, sur les bras tendus de l'arlequin, je pose un fourreau de soie sauvage qui vaut la peau du cul. Mes employeuses s’extasient à qui mieux mieux lorsque soudain :
— Qu'est-ce que c'est que cette tache ? s'étonne l'une des vendeuse, montrant une grande traînée grisâtre sur la soie blanche du chemisier.
Tout le monde se précipite pour regarder de plus près.
— Et là, sur ce plastron, cette trace jaune ?
— Et sur ce pantalon ?
— Et sur cette jupe ?
En fait, la totalité de la collection est maculée de gouache multicolore.
Joseph Fattal, appelé en catastrophe, me tombe dessus à bras raccourcis. Mais cette fois, je n’y suis pour rien !
— C’est votre gouache pourrie qui a déteint, protestai-je. Regardez : une fois l’eau évaporée, elle redevient de la poudre. Quand on fournit du matériel de merde, on obtient un boulot de merde, normal !
— Et ça ? demande mon patron, en désignant un pot, un peu plus petit que les autres, sur lequel il est écrit "fixatif".
Oh, punaise ! çui-là, je ne l’avais même pas remarqué...
Une heure plus tard, j’étais virée — sans mon chèque du mois, qui a servi à payer le pressing.
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Commentaires
2guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:503OdomarVendredi 29 Août 2014 à 13:50
C'est quand même dommage, car s'il y avait eu un 3e travail de vitrine, il y aurait eu un 3e gros gag.4guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:50
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Mais décidément, ce que ce type est meûfiant ! On se demande bien pourquoi.
Le gag à répétition, c'est trop bien n'empêche. Et raconté comme ça, c'est pas possible, quoi. Anne, tu es le bonheur de ma journée.