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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 24
.Le cheval dans la vitrine
Beyrouth, 1965. Récemment débarquée avec mon bébé de quelques semaines, je cherche du travail. Par l’interrmédiaire d’un ami, j’apprends que Joseph Fattal, directeur d’une agence de design très sélect, a besoin d’un « concepteur d’étalage ». Ni une ni deux, je me présente. Bien que n’ayant jamais fait ça de ma vie, je lui affirme que c’est pile poil dans mes cordes, ajoutant sans sourcillier que j’ai justement choisi cette spécialisation, durant mes études aux Beaux-Arts de Paris (!) Faut croire que je suis convaincante car il m’embauche aussi sec et envoie une pub à tous les commerçants de la ville.
La première commande arrive dans la foulée : un grand magasin de meubles va ouvrir ses portes à Hamra (les Champs-Elysées libanais) et son propriétaire veut un truc spectaculaire pour l’inauguration.
— C’est un gros contrat, me dit Jospeh Fattal en se frottant les mains. À vous de jouer !
Histoire de frimer, je confectionne une petite maquette assez réussie, représentant un cheval qui galope sur une route en damier noir et blanc bordée d’arbres morts — un peu style Magritte mâtiné de Vasarely, voyez ? Mon patron est enthousiasmé, le client applaudit ; il ne reste plus qu’à réaliser la chose « en vrai » et, pour cela, j’ai une semaine.
Je commande d’épaisses feuilles de Canson, matériau de base du cheval (grandeur nature !), des madriers pour l’ossature, une planche de contreplaqué coupée en triangle qui figurera la route, du fil de fer pour les arbres. Et, bien sûr, de gros pots de peinture noire et blanche. Puis je retrousse mes manches.
Mais autant, à dimension réduite, l'étalage "magrittien" était un jeu d'enfant, autant là, je galère. Sa réalisation requiert une compétence technique que, malgré toute ma bonne volonté, je ne possède pas. C'est à peine si je sais planter un clou ! Je me bagarre avec mes madiers, les fixe tant bien que mal, me tape sur les doigts, peste, râle... et recommence l'opération une bonne dizaine de fois parce que la construction s'éboule au fur et à mesure.
Au terme d’une lutte acharnée, je sors néanmoins victorieuse de l'épreuve. Et, miracle ! dans les temps.
Mon cheval a fière allure, tout blanc, la crinière joliment bouclée, l'une de ses pattes avant posée sur une commode en teck, l'autre pointée vers le public. OK, si on y regarde de près, il n'est pas solide-solide, mais du moment qu'on ne le heurte pas...
Vient le jour de l’inauguration. Le tissu qui masque la vitrine se soulève, tel un rideau de théâtre. La foule massée devant applaudit à tout rompre ; certains spectateurs particulièrement enthousiastes tapotent même la parois de verre de trois mètres sur quatre, comme pour attire l’attention du fier coursier... Fatale erreur ! Déstabilisé par les vibrations, ce dernier se met à osciller, osciller, et, dans un fracas effroyable, s'effondre.
Sur la vitrine.
Qu'il fend de haut en bas.
Non sans avoir, au passage, éraflé une étagère signée Starck, et brisé en mille morceaux un Gallé authentique.
« C'est un cauchemar ! » me dis-je, atterrée.
Hélas, non.
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Commentaires
Je crois même que l'on peut considérer la "gaffe" comme une forme d'œuvre éphémère qui a du marquer les esprits :)3guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:504OdomarVendredi 29 Août 2014 à 13:50
Tu as vraiment élevé la gaffe à son point culminant, comme dit Brassens à propos de l'adultère.5DelphineVendredi 29 Août 2014 à 13:50
Merci de nous faire partager tous ces instants de vie, c'est vraiment tordant. Et longue vie au blog !6guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:50
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N'empêche, je pense sincèrement que c'était une pub d'enfer, et que les gens s'en souviennent maintenant encore.
comme aurait dit De Mesmaeker : "cette vision m'en dit long sur l'avenir de votre société", ou quelque chose comme ça !
Bravo, encore !