• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 217 (TOME 2)

                                                               MONSIEUR FELIPE

     

             La première chose que j'ai vue, en sortant du coma, c'est le plafond. Un plafond tout blanc, avec de minuscules traces noires. Des chiures de mouches, probablement. En tout cas, c'est ce que j'ai pensé avant de refermer les yeux, parce que la lumière me donnait la migraine.

     

             J'ai dû pousser un gémissement car une bonne grosse voix a demandé :

             — Ça va, petit ?

     

             Je n'ai pas répondu. Le souvenir de l'accident me remplissait le crâne d'une onde de choc rouge.

             — Infirmière ! a appelé la voix. Venez vite, il est réveillé !

     

             Il y a eu du va-et-vient autour de moi, mais je n'ai pas rouvert les yeux. Mon corps n'était plus qu'une masse inerte. Mes bras, mes jambes, ne m'obéissaient plus. D'ailleurs, je n'essayais pas de les faire fonctionner. Trop dur, trop fatigant...

     

             Le temps a passé. Une heure, un jour, une semaine ? Je n'en sais rien. Quand j'ai repris à nouveau conscience, je l'ai vu, de dos. Un papy en pyjama. Il se tenait face à la fenêtre et regardait dehors.

     

             — Où sont mes parents ? j'ai soufflé.

             Il ne s'est pas retourné.

             — Il y a du soleil, a-t-il répondu simplement.

     

             Mes parents n'avaient pas survécu à l'accident, mais ça, je ne l'ai appris que plus tard.

     

             Comme j'avais le cou dans le plâtre, je ne pouvais tourner la tête ni à droite ni à gauche. Dans mon angle de vue, il n'y avait que le mur tout blanc avec la fenêtre et le vieux devant.

     

             Toujours le vieux devant.

     

             En fait, c'était mon voisin de chambre. Il s'appelait Felipe. 

             — Restez dans votre lit, monsieur Felipe ! lui répétait sans cesse l'infirmière.

             Mais, lui, préférait la fenêtre.

     

             — En bas, il y a une place avec des arbres, une fontaine, et des enfants qui jouent au ballon, disait-il. Une dame est assise sur un banc. Elle lit. À ses pieds, deux pigeons picorent ...

             Et moi, j'imaginais la place, les enfants, la dame, les pigeons, et ça me faisait chaud au cœur tellement c'était joli.

             — Dépêche-toi de guérir, pour les voir en vrai ! ajoutait monsieur Felipe.

     

             — Derrière la place, il y a des maisons, disait-il encore. De belles maisons avec des jardins. Dans l'un d'eux, j'aperçois une table et un petit garçon qui goûte. Il a du chocolat tout autour de la bouche.

             Et moi, j'imaginais le petit garçon dans le jardin, et j'avais envie de partager son goûter.

             — Dépêche-toi de guérir pour aller le retrouver, me conseillait monsieur Felipe.

     

             — Derrière le pâté de maison, il y a la plage, disait-il encore. Une petite fille y court avec un gros chien blanc. Elle a les pieds nus et de grandes nattes qui volent dans le vent.

             Et moi, j'imaginais la petite fille au chien, et j'avais envie de courir, comme elle, sur le sable.

             — Dépêche-toi de guérir, pour lui tirer les nattes, riait monsieur Felipe.

     

             — Derrière la plage, il y a la mer, disait-il encore. Et des bâteaux qui fendent les vagues pour aller loin, très loin, vers les îles. Les mouettes les escortent, entends-tu leurs cris ?

             Et moi, j'entendais les cris des mouettes et j'avais envie de partir loin, très loin, au bout de l'horizon.

             — Dépêche-toi de guérir pour pouvoir t'embarquer, insistait monsieur Felipe.

     

             J'ai suivi son conseil, je me suis dépêché de guérir. Un jour, j'ai même pu me lever et faire quelques pas dans la chambre. J'avais hâte de montrer mes progrès à monsieur Felipe, mais il n'était pas là.

             — On l'a emmené faire des examens, m'a dit l'infirmière.

     

             Il n'est jamais revenu.

     

             Bientôt, j'ai pu atteindre la fenêtre. J'avais hâte d'admirer tout ce dont il m'avait parlé : la place, la fontaine, les enfants qui jouaient au ballon, la dame qui lisait sur le banc, le petit garçon qui goûtait dans le jardin, la petite fille au chien qui courait sur la plage, les bâteaux qui voguaient vers des îles lointaines... 

             Mais je n'ai vu qu'un mur d'usine, et même pas un bout de ciel, à cause de la fumée.

     

             — Où sont toutes les choses que décrivait monsieur Felipe? ai-je demandé à l'infirmière.

             Elle a eu l'air très étonnée.

             — Monsieur Felipe ne pouvait rien voir : il était aveugle.

     

             Ça m'a mis en colère. J'ai tapé du pied.

             — C'était bien la peine que je me donne tant de mal ! Si j'avais su ce qu'il y avait de l'autre côté de la fenêtre, je serais mort, comme mes parents !

             Mais trop tard : j'étais guéri. 

     

             Quelquefois, les mensonges, c'est beau comme la vie !

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 16:47

    Le scénario de cette histoire est l'oeuvre de José Jover. C'était également lui qui devait l'illustrer et le publier aux éditions Tartamudo. José, si tu tombes sur cette Solitude, sache qu'elle t'est dédiée !

    2
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 18:59

    Dans notre monde, il faut souvent se donner du mal pour voir du beau.

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    3
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 19:01

    Merci ! :)

    4
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 19:15

    ce texte trainait depuis quelques années dans le fond de mon ordi, comme le coffre au trésor de l'île de la Tortue

    5
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 19:17

    merci à toi de l'avoir lu, Yunette !

    6
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 19:34
    Tororo

    C'est pour ça qu'il faut faire des marques sur les ordinateurs, sinon on risque d'oublier où sont enterrés les trésors.

    7
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 19:53

    le lien d'ordi, on dirait une crosse de colt avec toutes ses entailles !

    8
    Dimanche 14 Décembre 2014 à 19:56

    @ CASTOR : un monde aussi moche, faut vraiment se forcer pour y trouver quéqu'chose de beau !

    9
    Samedi 1er Août 2015 à 15:30

    Ben voilà, du beau, j'en ai juste devant les yeux et je suis sûre que toi aussi ^^

     

    Magnifique ton histoire Gudule...

     

    M'arrête là :)

    10
    Mercredi 5 Août 2015 à 06:23
    Tororo

    Merci, Gudule, de t'être donné la peine de nous raconter tout ça!

    11
    Mercredi 5 Août 2015 à 15:51

    Dans "Mon album de l'immigration en France", recueil de textes et d'illustrations dirigé par José Jover, Gudule a écrit la nouvelle "le nouveau", illustrée par José Jover. La nouvelle "le nouveau", c'est pas rigolo, ça ?

    Le nouveau (1)

    Le nouveau (2)

    12
    Yunette
    Mercredi 5 Août 2015 à 15:58
    Toujours fabuleuse...
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