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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 216
La très jeune éditrice
Il y a une vingtaine d’années, j’avais écrit pour Hachette un court roman intitulé « Le manège de l’oubli », destiné aux lecteurs de neuf ans et plus. La très jeune éditrice en charge de la collection à laquelle je le destinais, le lit, me dit : « J’adore ! » et me rend mon manuscrit férocement annoté. En gros, un mot sur deux était à modifier. Je proteste ; peine perdue. La très jeune éditrice me démontre par A+B que j’ai tort et qu’elle a raison. Elle connaît son métier, quand même !
Bref, force m’est, la rage au cœur, de défigurer un texte que j’estimais abouti. Sale boulot, je vous assure ! Quinze jours plus tard, ayant (très mal) vécu les affres de l’auto-mutilation, je lui rapporte la version « corrigée ».
— C’est bizarre, mais maintenant je ne l’aime plus, s’étonne-t-elle, après l’avoir relue.
Je lui suggère de prendre la version d’origine, ce qu’elle refuse avec indignation avant de conclure :
— Désolée, j’en ai discuté avec mes collègues : nous ne pouvons pas publier ce livre.
En réfrénant une violente envie de l’étrangler, je flanque le manuscrit traficoté à la poubelle et, dans la foulée, j’envoie l’autre, le vrai, aux éditions Nathan. Il sortira dans la collection « Pleine Lune », admirablement illustré par François Roca, et obtiendra de nombreux prix. Dix ans plus tard, il sera repris par les éditions Lito, toujours sans la moindre modification.
J’ai revu l’éditrice l’année dernière, dans un salon du livre. Elle avait vieilli et s’était recyclée dans l’immobilier.
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Commentaires
1Castor tillonVendredi 5 Octobre 2012 à 12:38Répondre4LittleBlueBeeVendredi 29 Août 2014 à 13:425GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:42
@ Benoît : je pense qu'il en faut plus qu'une référence cinématographique pour convaincre une éditrice qu'elle se trompe. Que de fois, voyant des romans qu'elles avaient refusés faire de gros succès chez d'autres éditeurs, j'ai entendu certaines de ces dames s'exclamer : "Oh, celui-là, je l'ai refusé : il ne valait rien". Ça a été le cas d'Harry Potter, entre autres. Et de la série "Chair de poule", véritable phénomène éditorial des années 80, refusé partout avec dégoût, et qui a fait un triomphe chez Bayard.
@ Castor : Je pense qu'en le modifiant, elle en avait fait de la soupe. L'équilibre d'un texte est une chose aussi subtile que les traits d'un visage. Ses modifications l'avaient rendu insipide, comme une opération chirurgicale peut transformer un visage émouvant en un masque inexpressif.6GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:427logarithmeVendredi 29 Août 2014 à 13:428GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:429Figg lVendredi 29 Août 2014 à 13:42J'adore, cela m'a bien fait rire de lire la dernière phrase !
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