• grands moments de solitude 211 (tome 2)

     

                                             Euthanasie

     

             Elles s’étaient toutes mobilisées, à l’appel d’Alphonsa Fréhel : les malades, les encore bien portantes, les handicapées, les toujours valides, les super-déglinguées, les aux trois-quart pourrites et les  moitié en vrac. Bref les pensionnaires du « Marais », maison de retraite forestière destinée aux Tarnaises d’un âge vénérable.

             — Nos petits-enfants ne sont pas de la chair à grenade, qu’elle gueulait, l’Alphonsa, en brandissant sa canne.  Mieux vaut que ce soit nous qui allions au casse-pipe plutôt que cette belle jeunesse dont nos représentants piétinent l’avenir !

             La réplique fusa, portée par la voix rauque de la grande Matriochka :

             — C’est de ta faute, aussi ! A force de gâter ton satané Thierry, voilà ce que tu en as fait : un politicard véreux qui, non content d’escroquer ses administrés, s’offre des tueurs fous aux frais de la princesse.

             Sous l’accusation (qu’en toute honnêteté, elle estimait fondée), Alphonsa baissa la tête. C’était vrai qu’en dépit d’une carrière fulgurante, son fils était resté le vilain garnement qui payait sa « milice » de petits voyous hargneux avec les chewing-gums piqués au bar-tabac de la station-service.

             Ce fut le timbre de basson de la grosse Louisette qui mit fin au débat.

             — Et le tien, de morveux, hein, l’Espingouince ? éructa-t-elle. Parlons-en un peu ! Un petit péteux  bien propre et bien coiffé, qui essayait toujours d’en remontrer aux adultes. « Je veux devenir président à la place du président ! » qu’il gueulait sur les toits. Ne viens pas nous dire qu’il n’est pour rien dans cette affaire de bavures crapuleuses, même s’il cache bien son jeu !

             Ayant rappelé ses congénères à l’ordre, Alphonsa Fréhel  les harangua comme elle savait si bien le faire :

             — Mesdames, mesdames ! Si nous agissions au lieu de nous chamailler ? N’oublions pas le but de notre mission sacrée !

             Ce dernier argument mit tout le monde d’accord et la cohorte d’éclopées s’ébranla, dans le fracas saccadé des déambulateurs. 

             Dehors, il faisait bon. C’était l’une de ces nuits d’automne au ciel tourmenté mais clément, qu’illuminait la lune, posée sur l’horizon tel un fruit duveteux dans un panier d’osier. Or cette nuit n’était pas calme comme elle aurait dû l’être, dans la tendre zone marécageuse, mais troublée par des bruits d’armes à feu, des éructations et des fracas de bottes. Par  une fuite précipitée aussi : celle d’une quinzaine de jeunes poursuivis par les hommes en armes pour quelque délit mineur.

             — Les voilà, dit Alphonsa Fréhel, en indiquant du doigt la meute en uniforme. Regardez, ils vont encore commettre des dégâts et accuser les gosses à leur place.

             Ni une ni deux, elle fit pivoter son fauteuil roulant en direction des prédateurs humains puis, parvenue à leur hauteur :

             — Thierry ! l’entendit-on appeler.

             Toutes les têtes se tournèrent dans sa direction, et en particulier celle du chef de la troupe devant lequel elle se planta :

             — Ma… maman… Mais que… ? ânonna ce dernier, médusé de surprise.

             Une paire de gifles lui coupa la parole.

             — Voilà ce que j’aurais dû faire bien plus tôt ! ajouta la vieille femme en lui abattant sa canne sur le dos. Arrête immédiatement tes imbécilités, petit con, ou je double la dose !

             Réflexe conditionné : voyant son chef aux prises avec les forces ennemies, la milice aussitôt chargea. Les vieilles aussi. Non sans avoir, au préalable corrigé d’importance qui son arrière-neveu, qui son petit-cousin, qui la chair de sa chair, qui le fruit de ses entrailles.

             Face aux fusils brandis, les ancêtres s’étaient dépoitraillées, offrant à la vue de leurs descendants les appâts surannés dont ils étaient issus. Et de les engueuler copieusement :

             — Sales gamins, galopins, galapiats, graine de voyous, petites frappes ! Et ça veut commander, ça se prend pour des hommes, et tout ce que c’est capable de faire, c’est assassiner des mioches et des grands-mères !

             — Allez-y, tirez ! hurlaient les Louisette, les Suzon, les Léonce, les Anna-Maria. Montrez votre courage ! Toi, Robert, à qui j’ai refusé un fusil de chasse pour tes 13 ans — sachant le mauvais usage que tu en ferais —, vas-y, tue-moi, venge-toi ! et toi, Louis, et toi, Marcel, et toi, André, c’est le moment ou jamais de régler vos comptes !

             Sous la pression des corps flétris qui se ruaient sauvagement vers eux, les miliciens, pris de panique, actionnèrent les gâchettes. Puis, hallucinés par l’amas de cadavres sanglants qui jonchait le sol, nombre d’entre eux éclatèrent en sanglots.

             Des « pardon mamie, pardon tata » trouèrent la nuit et, plus fort que ces cris surgis du fond de l’enfance, l’on put ouïr les meuglements de repentir de Thierry, l’élu responsable du déploiement policier, appelant sa maman tout en frottant ses côtes endolories.

              Ce fut la voix d’Alphonsa Fréhel qui mit un point final à l’atroce aventure :  

             — Mission accomplie, les filles ! On l’a eue, notre euthanasie ! Ce que nous refusait l’administration, soucieuse des lois de la république, les militaires s’en sont chargés. Illégalement, bien sûr, mais ils n’en sont pas à ça près. Nous les avons si mal élevés ! Allez, on peut partir en paix, et fières de notre mort – c’est une belle leçon posthume, je trouve. Espérons que, cette fois, elle portera ses fruits, et que nos fils indignes cesseront de saccager la nature que nous leur avons léguée, et de dégommer ceux qui la défendent !

     

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