• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 21

    La prison

     L’année de ma sixième, mes parents m’avaient mise en pension à Jupille, près de Liège, chez les chanoinesses de Saint-Augustin. Le lieu était splendide mais d’un sinistre achevé. La rumeur affirmait que c’était dans cet ancien château, transformé en école pour jeunes-filles de bonne famille, qu’était né Charlemagne. Que ce soit vrai ou pas, ça donne une idée du décor : grands couloirs sonores, escaliers majestueux, plafonds moulurés, boiseries sombres, chapelle gothique. Et un immense parc entouré de hauts murs.

    C’est là que j’ai véritablement découvert ma passion d’écrire. Les livres étaient bannis de cet univers austère, les sœurs estimant toute lecture nocive — hormis, bien entendu, celle des manuels scolaires et des ouvrages pieux, fournis à foison. Or moi, j’étais boulimique de romans d’aventure. M’apparut alors cette vérité première : ce que je voulais lire, je n’avais qu’à l’écrire — vu que, des cahiers, on n’en manquait pas.

    Encore fallait-il trouver le temps ! Nos horaires étaient draconiens. Partant du principe que « l’inactivité est la mère de tous les vices », on ne nous laissait aucun moment de répit. Je pris donc l’habitude de m’attarder aux toilettes et de « tricher » pendant l’étude. Planquée derrière mes bouquins de maths ou de grammaire, j’écrivais au lieu de faire mes devoirs (ce qui n’était pas sans risque car les pionnes avaient l’œil). Mais la brièveté de ces instants volés me frustrait. Ah ! Que n’aurais-je donné pour qu’on me fiche la paix une journée entière !

     

     Ce fut alors que j’appris l’existence de la prison.

     Dans le grenier du château, il y avait, chuchotait-on, une pièce meublée d’un lit, d’une table et d’une chaise où les sœurs enfermaient les « brebis galeuses » (pour qu’elle ne contaminent pas le reste du troupeau, je suppose, NDLA). Le temps de réclusion dépendait, comme de juste, de la gravité de la faute.

     Je me mis à rêver de cet endroit délicieux. Mais que fallait-il faire pour y avoir accès ? Parmi mes copines, personne ne savait. C’étaient surtout les grandes — troisièmes, secondes, terminales — qui bénéficiaient de ce traitement de faveur.

    De l’avis général, seule une très mauvaise action le justifiait. J’en pris bonne note, et moi qui étais plutôt docile, je m’efforçai de devenir impertinente et dissipée. Je me mis à répondre aux professeurs, à négliger mon travail scolaire. Au réfectoire, je refusais de manger ce qui m’était proposé, clamant haut et fort que « c’était du caca ». À la récréation, je papotais au lieu de jouer à la marelle ou au volley... Bref, je me conduisais, selon la directrice qui finit par me convoquer, « comme une fille des rues ». Ce qui me valut des mauvais points, des punitions, un bulletin déplorable, mais pas la prison.

    Que fallait-il donc faire pour la mériter ? Le mystère restait entier.

    Un jour me parvint, par le biais d’une « affranchie », cette ahurissante révélation :

      On met en prison les élèves surprises dans la chambre d’une autre.

     Après un moment d’incrédulité — car je ne voyais pas où était le délit —, je décidai d’agir en conséquence. La nuit suivante, j’attendis que la surveillante fasse le tour du dortoir pour entrer, sous son nez, dans la chambre voisine, en claironnant (pour être bien sûre qu’elle ne me loupe pas) 

       — Nadine, tu peux me passer ton cahier de latin ? J’ai oublié le mien en classe.

       Hélas, je n’eus droit qu’à cette remarque sévère :

    — Veux-tu bien filer tout de suite dans ton lit ! C’est l’heure de dormir, maintenant, pas d’étudier ! 

     Mais de prison, point. Découragée, j’arrêtai là mes tentatives.

    Ce n’est que l’année suivante, en lisant « Claudine à l’école », que je compris le fin mot de l’histoire. Mais c’était trop tard : mes parents, outrés par ma conduite, m’avaient retirée du pensionnat, et je redoublais ma sixième dans le collège catholique de mon quartier.


     

     

     

     

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 8 Janvier 2012 à 22:35
    Castor tillon
    Question de vocabulaire. Si l'affranchie avait dit : "dans le lit d'une autre", ça aurait tout changé. Ou peut-être pas.
    Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour avoir la paix...
    C'est même pas sûr que tu aurais eu droit au cahier, en prison. Des manuels et une bible, peut-être.
    2
    Dimanche 8 Janvier 2012 à 22:49
    Castor tillon
    ça marche pô, les commentaires, aujourd'hui. Je vais attendre un peu, pour pas pourrir ton beau texte avec plein de doublons !
    En plus, je me fais avoir à chaque fois : j'oublie de faire un copier-coller, ce qui, sur Overblog, devrait être un réflexe !

    (*copie-colle* - là, j'y pense -)
    3
    Lundi 9 Janvier 2012 à 20:06
    cali rezo
    ça me rappelle un "péché" raconté par mon papou à moi !
    http://www.calirezo.com/souvenirs/index.php?post/2009/04/23/Confesse-tes-p%C3%A9ch%C3%A9s
    4
    Mardi 10 Janvier 2012 à 12:59
    cali rezo
    J'imagine que pas mal d'enfants ont dû faire ce genre de choses, vue la situation (:
    PS : Si un jour vous avez envie de partager un souvenir sur mon "blog des souvenirs", vous êtes la bienvenue !
    5
    Mardi 10 Janvier 2012 à 14:50
    cali rezo
    Avec plaisir, je ferai un lien lors de mon prochain billet de blog (:
    6
    Jeudi 12 Janvier 2012 à 08:14
    cali rezo
    J'ai mis le texte n°21 en ligne ici : http://www.calirezo.com/souvenirs/ et un mot sur mon blog ici : http://www.calirezo.com/dotclear/index.php

    encore merci (:
    7
    Dina l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    Dina															l
    Aah mais c'est trop triste ! Le décor et l'ambiance que vous décrivez me font penser à la bande dessinée Paracuelos. Y'a pas à dire, ça devait être vachement bien les années 50-60 quand on était un gamin catho...

    En tout cas, merci ! Je me régale tous les jours à lire vos mésaventures, bonne continuation ! :)
    8
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    Non, ce n'était pas aussi triste que Paracuelos, heureusement ! La preuve : cette prison, je rêvais d'y être enfermée... Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, on a du mal à imaginer la sévérité des établissements scolaire d'après guerre. Françoise Dolto et mai 68 n'étaient pas encore passés par là !
    Merci pour tes encouragements, Dina !
    9
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    Ben si, ça marche ! Tes commentaires sont arrivés hier soir, sans encombre. J'étais au lit, je me tortorais trois quatre épisodes de Kaamelott avant de dormir, histoire de faire de jolis rêves, quand un petit carré blanc m'annonçant ton message est apparu sur le poitrail armuré d'Alexandre Astier. Mais j'ai pas eu le courage d'y répondre, sur le moment. Mais là, c'est fait.
    10
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    C'est génial, j'ai fait exactement la même chose ! Mais moi, ça a duré plusieurs années. je me faisais des jolies listes, bien crédibles : 3 fois menti, 4 fois été gourmande, deux fois répondu avec impertinence à mes parents, etc. Les seuls péchés (bien réels, ceux-là) que je n'ai jamais osé avouer, ce sont les péchés d'impureté. Et qui c'est qui a été bien attrapé ? Le curé !
    11
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:50
    gudule
    Ce sera avec grand plaisir ! D'autant que nous devons avoir quelques souvenirs assez proche, ton père et moi. En tant qu'anciens élèves des écoles catholiques...D'ailleurs, si le cœur t'en dit, tu peux reprendre n'importe laquelle de mes "solitudes", sur ton blog !
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