• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 209

    Mademoiselle

             Au dernier étage de notre maison, il y avait Mademoiselle. Une vieille locataire qui occupait déjà cette chambre avant l’arrivée de mes parents, et qu’ils avaient gardée « par charité chrétienne ». La pauvre créature, cantonnée dans son antre, ne voyait jamais personne. Elle ne sortait de chez elle que pour aller aux toilettes ou chercher de l’eau, sur le palier. Lorsque nous la croisions dans l’escalier, glissant, tel un fantôme, sur ses charentaises élimées, elle nous saluait d’un hochement de tête puis continuait son chemin, sans un mot.

             Cette solitaire m’intriguait beaucoup. Je mourais d’envie de mieux la connaître, mais c’était interdit. Maman, craignant sans doute qu’elle ne devienne envahissante, avait émis ce décret incontournable : aucune relation entre nous, hormis le « bonjour, bonsoir » réglementaire*.

             Pourtant, un soir, le miracle se produisit. Pour une raison que j’ignore, mes parents et mes frères, devant s’absenter quelques heures, me laissèrent seule à la maison.

             — Nous ne rentrerons pas tard, avait dit maman en me mettant au lit. J’ai prévenu Mademoiselle : si tu as un problème, va toquer à sa porte.

             Ce n’était pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Justement, un orage couvait. Bien que je n’aie jamais eu peur de la foudre, le prétexte était tout trouvé ! Au premier coup de tonnerre, je courus me réfugier chez notre locataire qui m’accueillit à bras ouverts, ravie de me « réconforter ».

             Je passai, là-haut, un moment délicieux. Elle me fit asseoir près du poële à charbon, me donna des jujubes, me montra des images pieuses, et surtout, me raconta son histoire. La veille de son mariage — et bien que les bans soient déjà publiés —, son fiancé avait été appelé sous les drapeaux où il était mort. Etant donné les circonstances, l’Etat lui avait alloué une petite pension de veuve de guerre. Depuis, elle vivotait dans ses souvenirs, avec, pour unique compagnie, le portrait d’un militaire posé sur sa commode...

             Quand je regagnai mon lit, ma fibre romantique était en émoi. J’avais de quoi nourrir mes rêves pour des années !

             Suite aux révélations de Mademoiselle — dont je gardai scrupuleusement le secret —, une connivence naquit entre elle et moi. Quand nous nous croisions, nous nous souriions. Et, désormais, en mon for intérieur, je l’appelai « Madame », comme le gouvernement. C’était bien le moins, n’est-ce pas, à un jour près !

     

           Jamais mes parents ne l’ont invitée à se joindre à nous, un soir de Noël, par exemple. Jamais ils ne l’ont conviée à un repas de famille, un goûter d’anniversaire, un petit apéritif. Leur charité chrétienne n’allait pas jusque là !


    « LA SURPRISE DU JOURZOÉ BORBORYGME »

  • Commentaires

    1
    Vendredi 21 Septembre 2012 à 09:13
    Benoît Barvin
    Jolie "Madame" et jolie histoire... Chère Soeur, votre romantisme a toujours été la cheville ouvrière de votre imagination. Ce n'est pas moi qui vous jetterai la pierre (d'autant que je n'ai jamais été religieux!). Merci à vous!
    2
    Dimanche 23 Septembre 2012 à 08:32
    Castor tillon
    Stupéfiant, cet ostracisme. La dame a l'air très sympa. Leur condescendance a probablement privé tes parents d'une amitié sincère.
    C'est une très belle solitude à deux.
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    3
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Nadege
    Comme ceux qui suivent les messagers et oublient le message...
    4
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Ouaip... ou pire : font exactement le contraire. Une pratique coutumière chez les extrémistes de tout poil. Nous en avons la démonstration flagrante tous les jours.
    5
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Nadege
    Maintenant que je suis un peu mieux réveillée, je me rends compte que c'est votre madame qui faisait preuve de charité chrétienne en restant chez vos parents.
    6
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    @ Benoît: mais romantique, si !
    @ Nadège : Avais-je le choix ? Mais rassure-vous, je les ai quittés à 18 ans... et avec un bébé dans le ventre ! En même temps, ils n'étaient que les victimes de leur société, de leur époque, de leur éducation. C'est notre cas à tous, sauf quand on rue dans les brancards. Et encore, là, ces réactions excessives sont-elles autre chose que les résultats de cette éducation ?
    7
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Nadege
    Les garçonnes des années 20 ? :D
    8
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Euh... plutôt les petites Bruxelloises des années 60, voyez ?
    9
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Et le plus stupéfiant de tout, c'est qu'il a fallu que je devienne adulte pour m'indigner de leur attitude. Enfant, je la trouvais normale. C'est fou, la force du conditionnement !
    10
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Odomar
    Les gamins d'aujourd'hui ne peuvent imaginer ce qu'était ce milieu, dans lequel j'ai vécu aussi. C'était le principe du chacun chez soi. On ne voyait que les gens de sa famille, mes parents n'avaient pas d'amis à l'exception de quelques autres bigots de la paroisse. On n'avait pas le droit de parler à une petite voisine parce que chez elle, on n'allait pas à la messe.
    11
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    C'est exactement ça. Un replis sur soi-même dont la société actuelle ne peut avoir aucune idée. Ce sont les séquelles de la guerre dans les milieux ultra-catho, je crois. Maman disait : "Je plains les gens qui ne vont pas à la messe car ils ne rencontrent jamais personne". Leur sortie de la semaine, c'était l'office du dimanche matin. Ils mettaient leurs beaux habits, se montraient, échangeaient quelques signes de têtes, deux trois mots polis sur le parvis de l'église, et basta. j'en frissonne d'horreur.
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