• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 207

    La bibliothécaire

             Lorsque Tante Ida, avec l’aide de quelques bigotes et la bénédiction de monsieur le curé, décida de créer une bibliothèque paroissiale, je ne cachai pas mon enthousiasme. Imaginez un peu : des centaines de livres à ma disposition, quel bonheur indicible !

             — Le stock, précisa ma tante, ne sera constitué que de dons. J’espère que tu te montreras généreuse...

             Et comme je n’osais comprendre : 

             — Si tu prends du plaisir à lire les livres des autres, il est bien normal qu’eux puissent lire les tiens, non ? expliqua-t-elle.

             Rien à redire, le raisonnement se tenait.

             —Tu en veux combien ? m’enquis-je avec effroi.

             — Le plus possible. Et pas du rebut, hein ! Des histoires que tu aimes.

             — Pourquoi ?

             — À quoi ressemblera notre bibliothèque si on n’y met que des bouquins sans intérêt ?  

             Après avoir longuement réfléchi, changé vingt fois d’avis et pensé très fort aux sept plaies du Christ, je finis pas entasser mes livres dans un carton. Tous mes livres. Oui, vous avez bien lu, tous sans exception. Plutôt que de m’arracher le cœur à en choisir, je préférais encore tout donner à la fois.

           N’empêche qu’en apportant le carton à tante Ida, j’avais les larmes aux yeux.

             — Tu pourra venir les voir quand tu voudras, assura-t-elle, après m’avoir félicitée de mon sacrifice. Et même les emprunter, si tu le souhaites. Après tout, quel intérêt de posséder les choses quand on en a l’usage permanent ? (C’était la reine du raisonnement spécieux, ma tante !)

             Forte de cette promesse, durant plus d’un an, je passai tout mon temps libre à la bibliothèque. Malheureusement, j’étais bien la seule. Car, une fois passé l’engouement des premiers jours, plus personne n’y mit les pieds. De sorte que les bénévoles finirent pas se lasser. Elles n’ouvrirent bientôt plus que deux après-midi par semaine, puis juste le samedi, avant de fermer définitivement.

             Un matin, en passant devant la vitrine, je m’aperçus que les rayons étaient vides. Affolée, je courus prévenir ma tante.

             — Monsieur le curé a tout bazardé, m’expliqua-t-elle. Il avait besoin du local pour les réunions prénuptiales.

             — Et les livres, où sont-ils ?

             — Il les a revendus à un bouquinistes pour les œuvres de la paroisse.

               Quand on est bien élevé, on appelle ça se faire avoir. Aujourd’hui, j’emploie un autre mot que je ne connaissais pas, à l’époque. Le hurler à la face du ciel m’aurait bien soulagée, pourtant !

     

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  • Commentaires

    1
    Lundi 17 Septembre 2012 à 08:19
    Benoît Barvin
    C'est l'histoire la plus horrible que vous nous ayez fait lire, Chère Soeur, et je compatis avec vous de tout mon petit coeur d'amateur dingue de littérature. Rassurez-moi: votre tante a, je l'espère, souffert avant de mourir, non? Et dire que moi, pendant ce temps, en Afrique, je me gobergeais avec une bibliothèque tenue par des institutrices où je dévorais Dumas, Morane, Jules Verne, Paul Kenny et quelques classiques, quand même, pour faire plaisir à ma mère. Et dire que, de plus, lorsque le stock était renouvelé, les livres au rebut se retrouvaient chez moi... Déjà... J'ai honte d'avoir vécu une aussi jolie enfance de lecteur...
    2
    Lundi 17 Septembre 2012 à 09:52
    Tororo
    Oh, ça ça vaut bien un gros hug. Qui arrive bien, bien tard, bien après la bataille, mais quand même. Et pour pousser un grand cri libérateur à l'unisson (il paraît que c'est thérapeutique), je suis partant aussi.
    3
    Lundi 17 Septembre 2012 à 10:56
    Zoé
    J'appuie vigoureusement les commentaires précédents, rien qu'à m'imaginer dans cette situation...
    Il y a de quoi noircir une âme à jamais, ils sont inconscients ces adultes ! Ils ne savent pas que c'est comme ça qu'on créé les supers-vilains ??!
    4
    Lundi 17 Septembre 2012 à 13:19
    Castor tillon
    Tu nous as habitués aux récits d'horreur, mais ça, c'est pas humain. Ces fichus calotins et leur hypocrisie sont incroyables. Heureusement qu'il y a une belle âme dans cette histoire.
    5
    Lundi 17 Septembre 2012 à 13:50
    Castor tillon
    Dépouiller une gamine de douze ans, quand même... Si j'avais fait ça à ma fille, je serais en train de commenter le grand livre des entrées de saint-Pierre, à l'heure qu'il est.
    6
    Lundi 17 Septembre 2012 à 17:23
    Castor tillon
    La belle âme, c'est toi, bien sûr. Tu sais donner, pas besoin de te prendre.
    Si tous ces prêtres savaient donner, on n'en verrait pas certains se pavaner dans la pourpre et le luxe.
    7
    Lundi 17 Septembre 2012 à 18:38
    Martine27
    Sacrifier ses livres, horreur ! Tu as gagné ta place au paradis !
    8
    Lundi 17 Septembre 2012 à 22:09
    Castor tillon
    Au paradis, on ne fait pas de manifs. On revêt une chemise de nuit à dentelles, et on joue de la harpe.
    Non mais.
    9
    Lundi 17 Septembre 2012 à 22:41
    Castor tillon
    Bien sûr que non je ne suis pas sérieux. Cette fable absurde a été inventée par les prêtres pour béer-à-t'y-fier les personnes crédules. Les gens (dont moi) sur terre sont tous imparfaits, et s'il y a une vie après la mort, ils doivent continuer à évoluer, à corriger leurs travers et à essayer d'aimer leur prochain de façon moins superficielle que dans les églises ou les temples. Et y a du boulot, pas question de jouer de la harpe en bâillant, hein.
    10
    Mardi 18 Septembre 2012 à 13:22
    Castor tillon
    Un livre hilarant. Quel castor n'a pas rêvé d'une déconnade éternelle avec un tas de personnages hauts en couleur comme ceux-là ? Qui font cavaler Maman en dépit de son emphysème, et lui dévoilent les délices de la torture orgasmique ? Où on voit Rambo I, II, et III figurer parmi les armes de destruction massives ? On ne s'ennuie pas, dans ton paradis !
    11
    Samedi 22 Septembre 2012 à 15:04
    La Zèbre
    Je ne vois qu'une seule illustration pour cette histoire. Le cri de Munch.
    12
    Violetta
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Violetta
    J'arrive pas à y croire... C'est vraiment la pire chose qui puisse arriver ! J'aurais été moins courageuse que toi chère Gudule, je crois que je n'aurais pas survécu ou j'aurais envoyé les coupables au bûcher ! *s'imagine devant sa bibliothèque vide, avec TOUS les livres de l'étagère spéciale Gudule disparus.....* Aaaaaarggh !!
    13
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Nadege
    Marrant, j'ai vu venir le coup.

    Je me demande si la tante en question a donné un seul livre à cette bibliothèque ? Et si oui, est-ce qu'elle a acceptés qu'il soient vendus ?
    14
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Wahou, ce courant de réactions indignée, quel plaisir ! Si on m'avait dit, lorsque cet événement est arrivé, que quelque cinquante-cinq ans plus tard, il provoquerait une telle levée de bouclier, ça m'aurait bien réconfortée. Parce que, effectivement, là, j'en ai bavé... Par bonheur, il y avait toujours madame Delcourt et sa bouquinerie. Si ma mémoire est bonne, tante Ida, pour me consoler, a dû me donner un peu de sous pour que j'aille me racheter trois ou quatre livres. On est pas des bêtes !
    15
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    @ Nadège : je crois que j'étais la seule fétichiste des livres dans la famille. Mes parents lisaient peu, et presque uniquement des revues. Maman était abonnée à "Femme d'Aujourd'hui" et mon père détestait les romans. Il aimait, en revanche, les ouvrages scientifiques et ésotériques. "Le matin des magiciens" a été, pendant des années, son livre de chevet. Mais en-dehors de ça, et des "Jalna" de Mazo de la Roche, dont maman et ma tante discutaient comme s'il s'était agi de leur véritable famille, je n'ai pas le souvenir d'un véritable intérêt pour la chose écrite.
    16
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Nadege
    J'avoue que si je me retrouvais dans la dèche, je préfererais sauter des repas que vendre mes pressssieux livres ;)
    17
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    @ Nadège : j'ai longtemps pensé comme ça, mais aujourd'hui, je me dis que les livres m'ont construite, et ça, personne ne peut me le prendre. Et c'est l'essentiel, finalement. D'ailleurs, lorsque Sylvain et moi avons fait une tentative de créer une bibliothèque au village, je n'ai pas hésité à y mettre tous mes livres (même les dédicacés). Je trouvais normal de partager ça. Malheureusement, pour d'absurdes raisons administratives, notre projet a tourné court. J'ai jamais eu de chance avec les bibliothèques...
    18
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    @ Castor : Oh, que j'aime quand on me traite de belle âme (car c'est bien de moi qu'il s'agit, n'est-ce pas ? Rassure-moi vite). Quant à dépouiller ta fille de ses livres préférés, j'imagine sans mal ce que ça t'aurait coûté ! J'ai eu un petit aperçu littéraire de ses talents...
    19
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Nadege
    Je n'ai aucun problème à prêter mes livres, seulement j'aime bien qu'ils reviennent après :P
    20
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Cent pour cent d'accord avec toi, Castor (en ce qui concerne la deuxième partie de ton commentaire). Enfant, j'étais déjà choquée par le luxe pontifical, alors qu'il y avait tant de gens qui ne mangeaient pas à leur faim. mais chaque fois que j'en faisais la remarque à mes parents, ils me rabrouaient. "Il faut bien que le pape ait du prestige : c'est un souverain, quand même !" rétorquaient-ils. Je pense qu'ils n'avaient pas compris grand chose à l'Evangile , qu'ils brandissaient pourtant pour un oui pour un non. Ou alors, c'est moi. Mais dans mon esprit, Jésus était pauvre.

    @ Nadège : C'est bien là que le bât blesse ! J'ai fini par résoudre le problème en donnant les livres que j'aimais. Comme ça, au moins, je ne me prends pas la tête pour les récupérer. J'ai dû racheter une dizaine de fois "La volupté d'être", de Maurice Druon, "Cent ans de Solitude" et "Le vieux qui lisait des romans d'amour", ce bijou absolu.
    21
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Nadege
    Je n'ai déjà pas les moyens d'acheter tous les livres qui me plairaient, si en plus je dois racheter ceux que j'ai prêté, je ne vais plus m'en sortir :D
    22
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Loin de moi l'idée de vous donner ce conseil ! Et puis... bon, je vous avoue tou : j'achète le plus souvent mes livre en bouquinerie (comme quand j'étais enfant), en vide-grenier ou chez les Emmaüs. Les livres que j'ai cité ont été tirés à un très grand nombre d'exemplaires, en livres de poche. On n'a donc aucun mal à les trouver d'occase. En revanche, je ne donne (ni même ne prête) mes raretés : livres d'art introuvables, adorables vieilleries, éditions originales... Mais bon, j'en ai pas des masses !
    23
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    touT
    24
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Je ne suis pas sûre que ça me fasse plaisir. On doit s'y ennuyer, non ? Remarque, je peux toujours organiser des manifs dans les nuages...
    25
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Tu parles sérieusement, Castor ? Tu m'imagines rester sagement en chemise de nuit de pilou (pas de dentelles ; la dentelle, c'est une invention du diable, on voit à travers !) en attendant que l'éternité se termine ? Non mais ho, tu m'as bien regardée ? J'y foutrai le bordel, moi, au paradis, rontudjuuu !
    26
    Odomar
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Odomar
    Horreur !! Ce récit m'a glacé le sang et noué la gorge. Après, le vois le nombre de commentaires : pas étonnant !
    27
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Ravie de t'avoir fait éprouver de telles sensations, cher Odomar ! Comme quoi, hein, la vérité toute nue...
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    28
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    @ Castor : ma vision de l'éternité à moi, tu l'as dans "Paradis perdu" !
    29
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    Gudule
    Tu y es cordialement invité, camarade !
    30
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:42
    gudule
    C'est tout à fait ça, oui !
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