• GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 165

    Creatura

      Cette année-là, nous passions nos vacances sur l’île de Muisné, en Equateur. Un endroit paradisiaque — cocotiers, paillottes, sable fin, barques de pêcheurs —, avec un bémol, cependant : une foultitude de chiens errants, vivant en meute, se nourrissant de déchets de poisson, et hurlant chaque nuit à la lune.

             Dès le lendemain de mon arrivée, que trouvai-je sur le pas de ma porte ? Je vous le donne en mille. Une chienne de race indéterminée, d’une saleté repoussante, maigre à faire peur et follement amicale. Coup de foudre instantané et réciproque. Je partage mon petit déjeuner avec elle, la nomme « Creatura » (en raison de son apparence), et nous devenons inséparables. Elle me suit partout, dort sur mon paillasson, et quand nous nous rendons sur le continent, elle nous attend couchée près de l’embarcadère.

             — Il faut la ramener à Paris, dis-je à Sylvain, qui proteste avec véhémence.

             Primo, nous avons déjà un chien, Freddy ; deuzio, une bête qui a toujours vécu en liberté ne s’habituera pas à l’appartement ; troizio, le véto, les vaccins, la place d’avion coûtent cher et question finances, nous sommes ric-rac. Sans compter une éventuelle quarantaine, en arrivant à Charles de Gaulle...

             Force m’est d’admettre qu’il a raison. Sortir un animal de son milieu naturel, même avec les meilleures intentions du monde, est un acte foncièrement égoïste. Je n’aborde donc plus le sujet, me contentant de dorlotter Creatura qui, peu à peu, se remplume, retrouve un poil brillant, et me manifeste une reconnaissance éperdue.

             Vient le moment des adieux. Je pleure toutes les larmes de mon corps en la laissant sur le quai de l’île, où elle aboie à fendre l’âme tandis que notre barque disparaît dans le lointain.

             Quarante-huit heures plus tard, je pleure encore. Alors Sylvain craque.

             — Bon, on va la chercher, décide-t-il.

             Retour à Muisné en bus (une journée de voyage, depuis Quito). Pas de Creatura sur le port. Ni sur la plage. Ni devant notre ancienne paillotte. Très inquiète, je la cherche partout... et finis pas l’apercevoir, remuant la queue devant un touriste américain qui partage ses pop corn avec elle. Je l’appelle ; elle ne tourne même pas la tête. Je la caresse ; elle me regarde à peine. Notre histoire d’amour est bel et bien finie, elle s’est trouvé un nouveau maître...

             L’un des pêcheurs, assistant à la chose, m’explique en riant :

             — C’est une « putana ». Elle fait le même coup à tous les voyageurs, et ça dure depuis des années !

             Je suis repartie, le cœur lourd, mais soulagée quand même. Ma chère Creatura méritait bien son nom !


    « VIENT DE PARAÎTRE CHEZ TERRE DE BRUMEZOÉ BORBORYGME »

  • Commentaires

    1
    Lundi 25 Juin 2012 à 08:21
    Benoît Barvin
    C'est vrai, je préfère "Créatura" à "Putana", un peu moins poétique... Jolie histoire...
    2
    Jeudi 5 Juillet 2012 à 21:57
    Castor tillon
    En Corse, des chiens (beaucoup de labradors) viennent passer leurs journées à la plage. Ils font des câlins, jouent à la baballe, mâchent nos chaussettes, courent après le volant de badminton, et nous aident à creuser des trous dans le sable. Le soir venu, ils vont dîner dans les restaurants du front de mer (oui oui, leurs gamelles les attendent), puis rentrent chez leurs maîtres, l'âme en paix.
    Rien de vénal, donc, ils viennent juste pour faire ch... je veux dire pour nous tenir compagnie, c'est très mignon.
    3
    Vendredi 6 Juillet 2012 à 22:22
    Castor tillon
    Hein ? Mais je les adore ! Ma grande joie, c'était de commencer à creuser le sable et de les voir prendre frénétiquement le relai jusqu'en Chine. Le chien (un ptit Milou) du club de plongée de Porto-Vecchio a passé une journée à squatter mes fringues et à me faire des bisous !
    4
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Gudule
    Oh ben moi aussi ! D'autant que "Créature" était le joli nom que donnait ma tante aux femmes de mauvaise vie. Elle n'aurait jamais prononcé le mot "putain" qui lui aurait sali la langue ! (et dont notre époque use et abuse à tort, à mon avis)
    5
    Lyse l
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Lyse															l
    Cette Creatura a sa jumelle à Trou aux Biches, à Maurice !
    Elle est seulement pragmatique et qui pourrait le lui reprocher ?
    Les bipèdes sont tellement plus cyniques .
    Selon la formule , j'adore ce que vous faites , Gudule !
    Vos moments de solitude sont un régal !
    Sincèrement .
    Lyse/Almaz
    6
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Gudule
    Merci, Lyse !
    Je suis bien d'accord avec vous : Creatura (et ses semblables, qui foisonnent dans les Antilles et à la Réunion) n'ont trouvé que ce moyen de survie, efficaces entre tous : la séduction. Les bipèdes mal lotis également. Preuve qu'il y a entre eux et nous bien plus de points communs qu'on ne veut généralement l'admettre...
    7
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Nadege
    Le chien le plus c** peut devenir un vrai génie* dès qu'il s'agit de remplir son estomac mais j'avoue que cette Créatura remporte la palme.

    *Un jour où Aria avait refusé le goûter que je lui avait préparé, goûter que j'avais posé par terre à côté de moi, Rhapsodie s'en est approché en rampant pour ne pas que j'entende ses griffes cliqueter sur le sol...
    8
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Gudule
    Hi hi ! Bravo, Rhapsodie ! les chiens sont vraiment des estomacs à pattes, et qu'ils soient saturés de nourritures ne change rien à l'affaire. Phiphi, qui est gras comme un loukoum, se sauve à la nuit tombée pour inspecter de la truffe la terrasse du Roc Café, dans l'espoir de découvrir des miettes de biscuits apéro entre les rainures du plancher. "L'aspirateur", on le surnomme.
    9
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Nadege
    A défaut d'avoir l'intelligence d'Aria pour ce qui est de comprendre le langage humain, Rhapsodie a en revanche tout compris à la vie = manger et dormir :D

    Je la surnomme également l'aspirateur pour son goût à dévorer les miettes sous la table ^^
    10
    Gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Gudule
    C'est assez la philosophie de ma vieille chienne, Zoé. Phiphi, en revanche, a un petit côté "rouleur de mécanique" qui dénote une troisième passion : la bagarre (à condition que l'adversaire ne soit pas trop gros, auquel cas il se contente d'aboyer en détalant).
    11
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    gudule
    Castor, avant de dire du mal de chiens, n'oublie jamais que le tien a vu une fée !
    12
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    gudule
    Heureux homme !
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    13
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Nadege
    J'en ai vu des chiens "errants" comme ça en Crète, le poil bien brillant et à la limite de l'obésité :p
    14
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    gudule
    J'imagine qu'ils procédaient comme Créatura, par la séduction ! Les chiens sont vraiment des animaux formidables. Difficile de leur résister !
    15
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:45
    Nadege
    *Regarde les deux "bestioles" gavées et ronflant à qui mieux mieux dans leurs paniers*

    Bien vrai.
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