• grands moments de solitude 147 (tome 2)

     

                                   Tatave de Pepperland

     

           Au début des années 80, il y avait, à Bruxelles, une boutique bien connue des auteurs de BD : Pepperland, librairie à l’ancienne située rue de Namur et tenue par une femme extraordinaire : Tanya, « la Dame aux chats » comme on l’appelait.

             Car des chats, Tanya, frêle quadragénaire au timbre rauque et au rire éclatant, en avait des tas. En chair et en poils, bien sûr, mais aussi en papier, encadrés sur les murs, consignés dans des livres d’or ou conservés pieusement sous vitrine. Une fabuleuse collec’ d’originaux, dont une grande aquarelle de Franquin qui me faisait baver d’envie. En fait, tous les dessineux de France et de Navarre mettaient un point d’honneur à flatter la marotte de l’adorable libraire, tant celle-ci, de son côté, déployait d’énergie à promouvoir leurs œuvres. Infatigable, toujours sur la brèche et fêtarde comme pas deux, elle était partout à la fois, encourageant les débutants, réconfortant les surmenés, les mettant en contact les uns avec les autres, les présentant aux éditeurs, aux journalistes, aux mécènes, dispensant à la ronde ses conseils avisés et ses bonnes adresses, bref, faisant preuve, en toute circonstance, d’une convivialité sans faille.

             Or, cette année-là (l’hiver 85, si je ne m’abuse) elle nous avait invités, Sylvain et moi, à un week-end moules-frites en compagnie de son ami du moment, un Marocain beau comme le jour.

             17 h 30 : Nos hôtes vont faire les courses, nous laissant seuls à la maison avec les chats — dont le terrible Tatave, un matou aussi gros et vindicatif qu’un molosse.

             18 h : Le téléphone sonne dans le bureau de Tanya. Sylvain se précipite :

             — C’est pour moi ! J’attends un coup de fil hyper-important de mon chef déco, et je lui ai donné le numéro d’ici.

             Comme il pénètre dans la pièce, une boule de poils hirsutes lui barre le passage, toutes griffes dehors. Avec un hoquet, il bat en retraite, puis se ravise :

             — Et merde ! Pousse-toi, sale bête !

             Ni une ni deux, la « sale bête » fait front et lui crache sa colère en pleine face.

             — Mais, pousse-toi, nom d’un chien !

             Autant pisser dans un violon. Tatave, autoproclamé gardien des lieux, s’oppose avec rage à cette intrusion.

             18 h 15, la sonnerie s’arrête. Sylvain, armé d’un parapluie qu’il ouvre et referme spasmodiquement, tente une percée. Le chat, ivre de colère s’agrippe au tissu qu’il réduit en charpie.

             18 h 30, nouvelle sonnerie.

             — Merde, merde, merde ! peste Sylvain. Faut absolument que je réponde. C’est la catastrophe si je loupe cet appel : j’ai du matos à ramener à Paris, et je ne sais même pas où je dois aller le chercher.

             Il tente de forcer le passage en faisant des moulinets avec le parapluie, ce qui décuple encore la fureur de Tatave. S’ensuit une course poursuite à travers tout l’étage, au terme de laquelle l’humain finit par repousser le fauve dans un placard, dont il verrouille la porte avant de décrocher enfin (!) le téléphone.

     

             18 h 44 Retour de nos hôtes.

             Les miaulements déchirants qui s’élèvent du placard alertent aussitôt Tanya.

             — Mon chaton d’amour, que se passe-t-il ? Qui t’a enfermé ?

             Elle court le délivrer, le prend dans ses bras, le caresse, puis, s’adressant sèchement à nous :

             — Que lui avez-vous fait ? Je ne l’ai jamais vu dans un état pareil. Il tremble comme une feuille et son cœur bat à toute vitesse…

             Afin de dissiper le malaise, je commence à lui narrer notre mésaventure, mais elle ne m’écoute pas. Ce qu’elle écoute, c’est Sylvain qui, dans la pièce voisine, explique à son correspondant :

    «  Désolé de t’avoir fait attendre, mais j’étais coincé par une saleté de greffier qui m’empêchait d’avoir accès au téléphone. »

             — Tu aurais pu me prévenir que vous iriez dans le bureau en notre absence, me lance-t-elle sèchement. J’aurais mis Tatave dans ma chambre et vous ne me l’auriez pas traumatisé, espèces de brutes !

             Elle n’est pas près de nous pardonner ce crime de lèse-majesté.

     

             Le week-end cool-frites est mal barré.

     

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  • Commentaires

    1
    Pata
    Mercredi 28 Octobre 2015 à 23:32

    En même temps, faut choisir ses mots avec un chat : je suis sûre que c'est le " nom d’un chien" qu'est pas passé (et Sylvain non plus, du coup ) !

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    2
    Yunette
    Vendredi 30 Octobre 2015 à 12:01
    Fallait le foutre dehors :D
    3
    Samedi 31 Octobre 2015 à 04:20

    Voui, Yunette, mais avant, fallait le tuer.

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