• grands moments de solitude 145 (tome 2)

                                          Les derniers jours de tante Sarah

             Tante Sarah n’était pas ma vraie tante, mais celle de ma mère et de sa sœur Irma. Veuve d’un pianiste virtuose, grande voyageuse devant l’Éternel, amie des beaux-arts, pétrie de culture et d’intelligence, elle était athée tendance communiste*, ce qui, bien entendu, désolait sa famille. D’autant que, contrairement à la caste petite-bourgeoise dans laquelle barbotait par erreur sa belle âme, elle ne pratiquait ni la malveillance, ni le jugement hâtif, ni la condescendance étriquée, ni la moralité rébarbative qui sévissaient alors en nos douces provinces.

           Elle allait sur ses quatre-vingts ans lorsque tante Irma, l’estimant incapable de subvenir seule à ses besoins, l‘installa chez elle (avec le secret espoir de la convertir, je pense). Dès lors, elle reçut la visite quotidienne du curé pour de longues causeries qui, tout en l’irritant, entretenaient sainement sa colère.   

          Bref, les derniers moments de cette femme remarquable s’effilochèrent entre les serres de deux oiseaux de proie : une nièce très tendre et un vieil homme d’église dévoué comme pas deux.

          C’est à cette époque qu’eut lieu le fameux accident de la Grande Marbrure. Je vous explique : la Grande Marbrure était la principale mine de charbon de la région. Bien qu’employant un bon millier de travailleurs, elle ne répondait pas aux normes de sécurité minimales, de sorte qu’en dépit de l’action des syndicats, les tragédies s’y succédaient. Si la direction n’y mettait bon ordre, les éboulements, inondations, incendies et fuites asphyxiantes qui avaient déjà tué, tueraient encore : d’où les grèves, manifestations et meetings qui, depuis plus d’un mois, galvanisaient les mineurs et leurs proches. Chaque matin, au réveil, tante Sarah m’envoyait acheter le journal local où elle suivait la progression des événements.

          — Ah, que je regrette d’être immobilisée, répétait-elle sans cesse. Ma place est aux côtés de ceux qui luttent. Je saurais trouver les mots qui convainquent, moi ! Et je suis là, dans ce lit, inutile, tandis que l’Histoire s’écrit avec le sang et la sueur de ces braves gens !

          Elle achevait sa lecture quand le curé se pointa, et, pour une fois, elle ne le vira pas à coup de : « Hors de ma vue, marchand de sermons ! » mais lui cria : 

         — Rends-toi utile, Jacquot : au lieu de marmonner tes litanies, apporte-moi plutôt une feuille et un stylo ! (Ils se connaissaient depuis l’enfance, d’où cette familiarité de vieux compagnons de route).   

          Ayant couvert le feuillet de sa majestueuse écriture, Tante Sarah me le tendit.

          —Va vite lire ça de ma part à l’assemblée.

          Je fis un pas en arrière :

          — Oh, non, j’oserais jamais !

         Pris de pitié, le curé intervint :

         — Ne t’inquiète pas, petite, je m’en charge.

        Puis, ayant parcouru l’épître de bout en bout :

        — C’est magnifique, dit-il à Tante Sarah M’autorises-tu à lire cette lettre aux mineurs ? Ce serait un honneur pour moi....

           Contre toute attente, elle le gratifia d’un léger hochement de tête. Cependant, comme nous sortions de la chambre pour nous rendre au meeting, elle me glissa à l’oreille : — Tu me raconteras comment ça s’est passé ? Je compte sur toi ; je n’ai pas confiance en ce corbeau : il est capable de me jouer un tour pendable.

          Elle se trompait : le curé monta sur le podium, parlementa quelques instants avec les représentants du syndicat, puis annonça :

          — Mme Sarah H, dont vous connaissez tous les idées progressistes, souhaite vous assurer de sa solidarité et plaider votre cause auprès de la direction. Elle m’a chargé de vous transmettre ce message.   

          Suivit un texte dont le profond humanisme et l’appel vibrant à la rébellion me firent monter les larmes. Et pas seulement les miennes ; celles de la foule aussi. Des applaudissements frénétiques éclatèrent.

          Je me hâtais de rentrer pour annoncer la chose à Tante Sarah quand j’aperçus Irma courant à ma rencontre en faisant de grands gestes :

          — Elle nous a quittés, criait-elle. Où est monsieur le curé ? Il doit lui donner les derniers sacrements.   

             Ce fut le sourire de Tante Sarah qui nous accueillit, dans la chambre mortuaire. Un sourire apaisé, lumineux. Celui d’une femme ayant accompli, avec l’aide de son vieil ennemi, l’ultime tâche qu’elle s’était assignée avant de mourir.

    * Ainsi qualifiait-on, en ces temps reculés, toute personne ayant une conscience de classe et un minimum de sens social

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  • Commentaires

    1
    Yunette
    Dimanche 2 Novembre 2014 à 22:47

    Alors c'est de famille, la grande dame attitude ! (même si ça saute parfois des générations !)

    2
    Lundi 3 Novembre 2014 à 00:07

    oh ben Yunette, ça, c'est gentil !

    3
    Yunette
    Lundi 3 Novembre 2014 à 00:42

    Sincère ! Plus je te lis, plus j'ai envie de te lire. C'est un pur plaisir ! Une force réelle est à l’œuvre, et je me rends compte que je ne suis pas la seule éternelle optimiste qui existe, ça fait plaisir !

    (oui bon, ça ne se voit pas dans mes textes, mais faut pas le dire ^^)

    4
    Delphine-Laure
    Lundi 3 Novembre 2014 à 03:04

    Ce billet est magnifique, Gudule. Quel personnage romanesque, si je puis dire. Et c'est un compliment. Pour elle et vous.

     

    5
    Lundi 3 Novembre 2014 à 06:26

    Et en plus ruse magistrale : pendant que "Jacquot" chantait la révolution sur commande, elle échappait aux bondieuseries dont il n'eut pas manqué d'assortir son agonie ^^

    6
    Lundi 3 Novembre 2014 à 08:28

    @ Jeanne : en fait, son sourire voulait peut-être dire "je t'ai bien eu, cureton !" Pour autant que je m'en souvienne, c'était assez son genre.

    @ Delphine : quand mon oncle Léon l'a rencontrée, elle avait la cinquantaine et il nous a dit d'elle avec émerveillement : "elle a un port de reine". Je trouve que ça la caractérise bien.. C'est vrai qu'elle ferait un beau personnage de roman !

    7
    Lundi 3 Novembre 2014 à 08:35

    @ Yunette : quand on prend l'être humain à coeur, ou c'est avec optimisme, ou on passe son temps à vitupérer (c'est un peu ma tendance, mais l'humour est plus constructif, je trouve)

    8
    Lundi 3 Novembre 2014 à 13:16

    @Jeanne : "dont il n'eut pas manqué d'agonir sa sortie" serais-je tentée de dire !

    9
    Mercredi 8 Avril 2015 à 17:23

    Un départ sous les applaudissements, à quelques kilomètres près... J'espère qu'elle les a entendu en quittant ce monde...

    Belle histoire, encore, pour un personnage que tu nous transmets magnifiquement ^^

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