• grands moments de solitude 134 (tome 2)

     

                                  Impure et fière de l'être

     

            Cette histoire remonte à la fin des années cinquante. J'étais en sixième, dans un « pensionnat pour jeunes filles de bonne famille », au fin fond de la Belgique. À cette époque, toute notre éducation était axée sur la pureté, obsession récurrente des religieuses.             

             — Votre corps est le temple du Seigneur, vous lui devez un respect absolu, nous serinaient à l’envi ces excellentes femmes.

             Le péché suprême, c'était « se toucher », selon l’expression consacrée. Nos livres pieux ne parlaient que de ça. L'un d'eux, le plus prestigieux, celui que chaque élève se devait de consulter au moins une fois par jour, s'intitulait Pureté, mon beau souci, et ses préceptes revenaient comme une ritournelle dans les propos de nos enseignantes.

            En revanche, la calomnie, la délation, le racisme, l'exclusion, la discrimination, le mépris, qui se pratiquaient en permanence dans cette communauté d'adolescentes, — et dont certaines d’entre nous souffraient cruellement —, étaient considérés comme de simples broutilles. Nous pouvions tourmenter une pauvre gamine sans défense, la mettre en quarantaine, l'humilier, nous moquer d'elle, bref faire de sa vie un cauchemar de chaque instant, c'était sans importance. Mais se toucher, oh là la ! Ça, c'était grave ! Un acte abject, inexcusable, qui nous ouvrait en grand les portes de l'enfer — sauf si, bourrelées de remords, nous en demandions pardon à genoux, tête baissée, bafouillant de honte dans l'obscuritédu confessionnal.

            J'ignore si certaines de mes camarades transgressaient ce tabou. Avec le recul, la chose me paraît évidente. Mais moi, j’aurais jamais osé. Enfin, jusqu'à ce fameux soir d'avril...

            J'avais un cafard monstre. Je m'étais disputée avec ma meilleure amie, mes parents me manquaient, mon lit était glacé. J'aurais donné n'importe quoi pour un peu de douceur, des paroles tendres, un sourire complice.

            Au fait, depuis combien de temps ne m'avait-on pas embrassée ? Deux, trois mois ?

            Ce constat mit un comble à mon désarroi. Je me repliai sur moi-même — pas seulement moralement ; physiquement aussi. C'est-à-dire que je pris, sans vraiment m'en rendre compte, la position fœtale, dos arqué et genoux repliés sous le menton. Puis, comme j'avais les mains froides, je les glissai, d'instinct, entre mes cuisses. Oh, sans mauvaise intention, je le jure ! Mais un démon mutin dut y mettre du sien, car, soudain, quelque chose s’éveilla en moi. Une sensation inconnue, et si agréable qu'elle détourna le cours de mes pensées. Je cessai de grelotter, pour m'absorber dans la chaleur qui irradiait d'un point particulier de mon anatomie, et rayonnait dans tout mon ventre.

             Cette ressource intime m'émerveilla — sans que, dans un premier temps, je fasse le rapprochement entre le plaisir que j'éprouvais et l'interdit que les sœurs m'avaient fourré en tête. (Une telle candeur peut paraître absurde, mais que l'on se reporte à notre ignorance et aux métaphores tarabiscotées dont usaient les adultes à notre encontre, faute d'oser appeler un chat un chat.) Comment aurais-je pu soupçonner que ce que je faisais en toute innocence était justement ce crime mystérieux dont, à mots couverts, on nous rebattait les oreilles ?

    D'ailleurs, qu'est-ce que je faisais, hein ?

    Rien.

    À part bouger un tout petit peu les doigts pour empêcher la chaleur de s'éteindre. Quel mal y avait-il à ça ?

             Il ne me fallut pas longtemps pour m'apercevoir que certains gestes précis, non seulement prolongeaient la sensation, mais l'accentuaient. La rendaient plus aigüe, presque insupportable, mais tellement, tellement bonne.

             Ce soir-là, en poussant plus avant l'expérience je découvris l'orgasme — ce jaillissement cosmique ; cette pluie d’étincelles ; cet essaim d’étoiles butinantes.

             Et je découvris autre chose, aussi, de bien plus important. Lorsque le monde entier vous abandonne, il reste toujours quelqu’un pour vous aimer : vous-même.

             Ainsi, avec mes doigts, dans le silence transi d'un dortoir religieux au fin fond de la Belgique, appris-je à m'aimer. Et acquis-je, de ce fait, une conviction profonde : l’amour de soi est le premier pas vers l'amour des autres.

             Le lendemain, j’allai à confesse. Mais je ne parlai pas de mon aventure nocturne à l'aumônier tapi dans le noir, oh non ! Les seules fautes que j'avouai étaient celles que je regrettais d’avoir commises : méchanceté gratuite, mesquinerie, égoïsme, rancune, malveillance, manque de générosité, de gentillesse, d’empathie. Et ces défauts-là, je promis solennellement de m'en corriger.

             Promesse que j'ai tenté de tenir, ma vie durant.

             Par contre, je suis restée impure, et fière de l'être.

     

     

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  • Commentaires

    1
    Yunette
    Lundi 12 Octobre 2015 à 07:43
    La pureté de l'ignorance :)
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    2
    Lundi 12 Octobre 2015 à 10:12

    Générosité, gentillesse, empathie : mission accomplie, ma Gudule, plus quelques autres qualités ajoutées au pack équipement de la belle personne. Et souhaitons à ces religieuses qui ont un balai dans le fondement de l'y laisser et de l'y agiter, histoire de lui donner des couleurs..

    3
    Pata
    Jeudi 29 Octobre 2015 à 00:11

    J'aime ce comm  Castor ^^

    Tout est dit.

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