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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 13
Rencontre avec des trolls
Il faisait un temps de chien, et je me demandais ce que je fichais là, dans ce coin perdu de Bretagne, à attendre qu'une bande de petits monstres — des trolls, à n'en pas douter, ou des farfadets malveillants — vienne me mettre en pièces. J'étais arrivée la veille, dans le but louable (et combien présomptueux !) de rencontrer les élèves d'une classe de quatrième, dans un collège au nom de saint obscur. Nous devions parler de mes livres. Or, les farfadets n'en avaient nulle envie, ne les ayant pas lus.
Des bourrasques venues de la mer souquaient dans les vitres du C.D.I., et j'aurais donné n'importe quoi pour être ailleurs.
Les trolls, mollement réprimandés par un pion sous-payé, chahutaient en me lançant des regards glauques. Et moi, je repensais avec nostalgie à Ma vie chez les morts, le chef d’œuvre de Serge Brussolo, rangé dans ma valise, un billet de train en guise de signet. Je l’avais dévoré durant le voyage, et l’arrivée en gare de Rennes m’avait interrompue en plein suspense. Dire qu'à cet instant même, j'aurais pu — ô rêve délicieux ! — être en train de poursuivre ma lecture, vautrée sur le lit de ma chambre d'hôtel...
Le sort et mon éditeur en avaient décidé autrement. Chienne de vie.
Comme je m'avançais vers la horde hostile, du pas lent des condamnés à mort, je tressaillis soudain. Une bouffée d'adrénaline m'électrisa, du bout des orteils à la racine des cheveux. Sur l'un des présentoirs de la bibliothèque, je venais d'apercevoir...
Le syndrome du scaphandrier, de Brussolo
Je m'y raccrochai comme à une planche de salut.
— Je vois avec plaisir que mon auteur favori trône en bonne place dans vos rayonnages, dis-je à la documentaliste d'une voix ferme.
— Ah, ce livre-là ? répondit-elle sans enthousiasme.
Puis, pointant un doigt accusateur en direction d'un ado que l'acné dévorait tout vif :
— C'est lui qui l'a apporté.
Perdant toute retenue, je me ruai vers le coupable.
— Alors, toi aussi, tu es fan de Brussolo ?
Avais-je prononcé une formule magique ? Un frémissement parcourut l'assemblée. Une lueur d'intérêt naquit dans les sombres prunelles, y suscitant un début de sympathie. Lentement, la horde se métamorphosait.
— Ouais, fit le gamin. J'ai tout lu !
— Tout ? roucoulai-je, radieuse.
— Mon préféré, c'est Le chien de minuit.
L'assistance frissonna, en proie à une sorte de transe.
— Moi, j'ai adoré Les foetus d'acier, fit une voix qu’asexuait la mue.
— Cauchemar à vendre !
— Profession cadavre !
— Conan Lord !
— La nuit du bombardier !
Peu à peu, le groupe s'était resserré autour de moi. Mais je n'avais plus peur. Les monstres avaient perdu toute animosité à mon égard. N'étions-nous pas, eux et moi, adeptes d'une même foi, brûlant pour une idole commune ?
Nous n'avons pas vu passer l'heure, occupés, contre toute attente, à « causer littérature ». La documentaliste, éblouie, a découvert que ses cancres, s'ils boudaient Flaubert et Balzac, entretenaient avec la lecture des relations passionnelles qu'elle était loin de soupçonner. Qu'ils étaient doués pour l'analyse de texte, faisant montre dans leurs propos d'un discernement, d'une maturité et d'un esprit de synthèse remarquables. Bref, QU'ILS N'ÉTAIENT PAS CONS comme, aveuglée par ses préjugés littéraires, elle en avait eu jusqu'alors l'intime conviction.
À la fin de l'entrevue, elle m'a bien remerciée. Et elle a ajouté, avec une délicatesse dont je lui sais infiniment gré :
— Ce n'est pas vous que j'aurais dû inviter, mais Serge Brussolo. Au prix où sont les trains !
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Commentaires
J'ai également pu constater en discutant avec des jeunes, des délinquants en probation, que s'ils ont l'air bêtes, ils ont oublié d'être cons, et qu'ils ont une grande sensibilité quand on peut parler suffisamment longtemps avec eux.
Elle est très belle, ton histoire.
Ce qui me fait dire que je dois être un peu brouillon, quelque part^^
Je te souhaite une transition paisible vers 2012 et, déjà, le max possible de choses bonnes et positives, pour toi et les tiens, en cette future nouvelle année.
Une suggestion, pour finir 2011 : une fois prochaine, essaie de faire croire que tu es Barbara Cartland, je suis sûr que ça marchera si tu t'habilles en rose bonbon pâle ;-)))
Biz et till next year, JM
... et un grand merci pour ces délicieux moments de rigol... je veux dire, de solitude.
Je crois malheureusement qu'inviter Brussolo n'aurait pas suffit, la majorité de mes camarades lisaient tout juste J.K Rowling du bout des doigts.
Étonnée ? Tu m'as marquée dans mon adolescence donc il n'y a rien de surprenant la dedans ^^ Mais je me doute bien que tu te souviens d'aucun visage, rien de plus logique, en effet les trolls se ressemblent tous !11GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:50
Sinon, ben oui, donner à lire des bouquins obsolètes aux ados du XXIème siècle, c'est condamner le livre à brève échéance. Madame Bovary, ça se lit à quarante ans, pas à quatorze ! Qu'est-ce que des gamins d'aujourd'hui peuvent comprendre aux états d'âme du rombière provinciale du XIXème siècle ? Moi, je serais Flaubert, ça me foutrait en rogne. C'est lui manquer de respect, je trouve, de faire de ses oeuvres un pensum !12GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:5013frédéricVendredi 29 Août 2014 à 13:5014GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:5015GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:5016GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:50
Mais il me semble qu'à l'époque des trolls, on ne parlait pas encore d' Harry Potter. C'est peut-être plus ancien que dans mon souvenir, alors. Quinze ans ou un peu plus ?17GuduleVendredi 29 Août 2014 à 13:50
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Merci beaucoup pour ces grands moments de solitude. Je m'en délecte quotidiennement.