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GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 124
Le carnet du futur
Je n’étais pas, mais alors pas du tout, d’accord avec l’éducation de ma mère. Et pour être sûre de ne jamais suivre son exemple, je décidai, vers douze-treize ans, d’inaugurer un « carnet du futur » pour y répertorier ses erreurs. Histoire de ne jamais imposer à mes propres enfants ce dont j’avais, personnellement, eu à me plaindre.
Cette initiative changea ma vie. Au lieu d’avoir peur de me faire gronder, je me mis à guetter la moindre réprimande pour vite, vite, la noter. « Une de plus ! » me réjouissais-je à chaque fois. En véritable collectionneuse, je les classais par importance, selon leur degré de gravité ou leur fréquence, accompagnées d’un commentaire, du genre :
Jeudi 25 mars 1958 : quand j’ai voulu raconter à maman ce qui s’était passé en classe, elle m’a interrompue en me disant : « Va ranger ta chambre ». J’écouterai toujours mes enfants, quand ils me raconteront quelque chose, et j’attendrai qu’ils aient fini pour leur faire des remarques.
Ou encore :
Lundi 2 avril 1958 : maman m’a enguirlandée parce que j’avais épousseté les meubles en contournant les objets posés dessus. Quand j’ai prétendu que jes les avais retirés, elle m’a punie. J’ai dû écrire cinquante fois « Je suis une menteuse ». Jamais je ne ferai faire des lignes à mes enfants. Et la poussière restera où elle est.
Il y avait aussi ses petites manies qui, jusque là, ne m’avaient guère dérangée, mais sur lesquelle, soudain, je focalisais. Son habitude de citer des proverbes à tout propos ou d’émailler ses phrases d’interjections wallonnes. Son côté soupe au lait. Ou encore, sa précipitation à débarrasser la table avant qu’on ait fini de manger... Bref, je me mis à épier ses faits et gestes — même quand ils ne me concernaient pas — pour y trouver de quoi alimenter ma quête.
Cela dura presque un an, puis je délaissai le « carnet du futur » pour d’autres occupations, plus épanouissantes. Et je l’oubliai.
Quatre décennies plus tard, en vidant le grenier de mes parents décédés, je le retrouvai, au fond d’une malle. Ma mère l’avait pieusement conservé, avec mes cahiers de classe et mes premiers poèmes. Je fus épouvantée à l’idée qu’elle l’ait lu.
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Commentaires
1Benoît BarvinVendredi 20 Avril 2012 à 08:34Répondre
Ta mère a probablement lu le carnet du futur et l'a pieusement tu.3guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:474OdomarVendredi 29 Août 2014 à 13:475OdomarVendredi 29 Août 2014 à 13:47
On en sait jamais quoi faire de ces beaux "livres blancs" qu'on reçoit parfois en cadeau. A mes débuts de journalistes, je pris l'habitude d'y coller les meilleures insultes découpées dans des lettres de lecteurs. Je le conseille, c'est complètement hilarant !6guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:47
Ouais, les livres blanc, j'adore ! Et un recueil d'insultes, pourquoi pas ? T'es le roi des bonnes idées, toi, ma parole !7guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:47
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